REVUE DE PRESSE
Pas coupables mais responsables
JEAN-PIERRE DENIS, DIRECTEUR DE LA RÉDACTION
Le 16 janvier à Zinder au Niger, manifestation contre la publication d'une caricature de Mahomet en France - © STR / AFP
Plusieurs dizaines d’églises et de lieux de culte, notamment évangéliques, ont été incendiés au Niger. Des personnes sont mortes, d’autres, nombreuses, ont été blessées ou ont tout perdu dans des émeutes organisées dans une vingtaine de pays, du Sénégal au Pakistan. Ainsi va le monde : des chrétiens africains paient au prix fort la parution d’un journal français qui tourne systématiquement leur foi en dérision.
Creusons le paradoxe. En France, une bonne partie de la société médiatique, politique et culturelle considère que le christianisme, c’est fini. On peut s’en moquer, on peut lui taper dessus, on peut le présenter comme un épouvantail. Parce que c’est commode. Par paresseuse symétrie entre toutes les religions. Ou juste par habitude. Mais on croit frapper un cadavre, un « christianisme zombie », comme dirait Emmanuel Todd. On pense, ou l’on feint de penser, que cette religion n’a plus rien à voir avec notre culture. Ailleurs, c’est l’inverse. Certains pensent, ou font semblant de penser, que le christianisme, c’est l’Occident et que l’Occident, c’est le christianisme. Allez expliquer ça aux six millions de fidèles qui ont assisté à la messe du pape à Manille, aux Philippines. Allez demander aux chrétiens d’Irak si leur Église est un produit du colonialisme ou de l’impérialisme...
Ce n’est pas le choc des civilisations. C’est le choc des cynismes et des simplismes. Le monde dans lequel nous vivons n’est pas binaire mais pluriel, complexe, intriqué. Pour le meilleur et pour le pire, nous habitons une planète métisse et rapetissée, où les religions et les irréligions se mêlent, cohabitent, s’hybrident,s’affrontent. Des tempêtes universelles naissent sous l’effet papillon de tel ou tel dessin, de tel ou tel symbole. Un trait d’humour amuse Saint-Germain-des-Prés, un Français moyen le prend au second degré. Mais il sera lu à Peshawar ou à Niamey par des analphabètes de l’image, ou par ceux qui veulent les manipuler. Peut-on en faire complètement abstraction ?
Nous vibrons encore d’indignation, d’émotion, de cette communion républicaine si fortement ressentie. Mais le débat doit revenir. Il doit être sérieusement sérieux. Il faut pouvoir parler librement de l’usage que nous faisons de notre liberté. La voix de la raison et de la modération a droit au chapitre. Charlie Hebdo récusait toute forme d’autolimitation, allant jusqu’à se sous-titrer, avec un certain sens du bravache, « Journal irresponsable ». On n’était pas obligé de partager cette ligne. L’est-on davantage aujourd’hui ?
Nul ne le contestera : l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée par l’Onu en 1948 a bien un caractère absolu : « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit. » Toutefois, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (le texte de 1789, qui a force constitutionnelle) montre clairement qu’il n’y a jamais de droits sans bornes. Citons le célèbre adage de l’article 4 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » Trouver et apprécier l’équilibre n’a rien de facile. Mais à l’aune des événements de ces derniers jours, on ne peut qu’en appeler au sens des responsabilités. Le président de la République et le Premier ministre, qui se sont élevés ces deux dernières semaines à la hauteur du drame, devraient maintenant s’y employer.