Par Elsa Tamez (*)
Les églises latino-américaines furent les premières à suggérer la grâce divine comme thème de la 9e Assemblée du Conseil oecuménique des Eglises. L'article ci-dessous est une réflexion d'un théologien latino-américain sur la signification, aujourd'hui en Amérique latine, de la prière "Transforme le monde, Dieu, dans ta grâce".
Parler de grâce nous conduit paradoxalement à parler du péché. En Amérique latine, parler de péché signifie prendre en considération non seulement sa dimension personnelle, mais aussi et surtout sa dimension sociale: injustice, violence, guerres. On ne saurait réfléchir à la grâce en l'Amérique latine sans penser à la situation très difficile dans laquelle y vivent des millions de personnes: pauvreté économique, sociale, culturelle et spirituelle. De nos jours, le concept chrétien de grâce est remis en question par un contexte d'inégalité sociale et d'atteinte à la dignité humaine, autant de signes d'un péché "structurel".
Il semble que dans le monde actuel, être humain ne suffit pas. Il faut avoir beaucoup de mérites pour pouvoir "être quelqu'un" aux yeux des autres. Mérites surtout économiques: salaire élevé, maison confortable et plus d'une voiture. Et celui qui n'a pas ce minimum n'est pas une "personne", il n'est pas important.
Dans ce contexte, le message chrétien de la grâce réhabilite l'être humain, lui rappelle sa place dans le monde en tant que fils ou fille de Dieu, créés à l'image et à la ressemblance de Dieu. Pour les pauvres et les laissés-pour-compte qui, dans notre société, ne sont pas considérés comme des personnes, il s'agit-là d'une véritable "bonne nouvelle". Dans un monde où les exclus et les non-personnes sont légion, l'expérience de la grâce rend les gens visibles, leur restitue leur dignité.
Il est aujourd'hui plus nécessaire que jamais de souligner la relation étroite entre la grâce divine, "l'image de Dieu" et la dignité humaine. Quand nous faisons l'expérience de la grâce divine, nous nous sentons des fils et des filles de Dieu; l'image de Dieu est restaurée et la dignité de la personne réapparaît. Cela vaut non seulement pour soi mais aussi pour l'autre. En reconnaissant la grâce de Dieu présente dans l'autre, nous reconnaissons aussi sa dignité humaine.
La grâce ne s'éprouve pas seulement passivement. Accueillie comme un don, la grâce nous invite à la faire rayonner à travers notre esprit et notre corps; à l'exprimer par nos attitudes et nos pratiques, et pas seulement par la parole. L'expérience de la grâce ne se limite pas à des émotions ou à des états d'âme. C'est quelque chose de profond qui transforme et renouvelle la conscience, le corps et le mode de vie de ceux qui l'accueillent.
Quel est le message de la grâce divine pour ceux qui possèdent pouvoir, statut social et richesse? A ceux qui n'ont pas l'habitude de douter de leur dignité et de leur pouvoir, la grâce rappelle plutôt la condition de pécheur commune à tout être humain, la complaisance envers le péché qui crée les inégalités. Mais elle leur rappelle aussi l'occasion qui nous est donnée à tous d'accueillir la grâce divine qui transforme, et qui est offerte gratuitement à chacun d'entre nous par la miséricorde de Dieu. Accepter que tout être humain reçoit la grâce comme un don et reflète ainsi en lui sa filiation divine, ici et maintenant, peut inciter au respect mutuel et ouvrir une voie vers la suppression des inégalités et des discriminations dans la société et l'Église.
L'efficacité de la grâce, ainsi que de la foi, se mesure à la manière d'être des personnes, à leur honnêteté et à leur transparence, à leur style de vie solidaire. La grâce reçue de Dieu doit être irradiée et partagée. Si Dieu agit avec grâce à notre égard, il attend que nous agissions de même vis-à-vis de nos frères et soeurs qui se sentent abandonnés au milieu des malheurs du monde.
Il n'est pas facile de vivre aujourd'hui en accord avec l'Évangile de Jésus-Christ. L'un des défis majeurs posés par le monde d'aujourd'hui est la confrontation à une idéologie religieuse dans laquelle la grâce n'a pas sa place. Une religiosité mercantile - présente dans les institutions, les moyens de communication et certaines Églises - incapable de comprendre que la grâce se reçoit comme un don et ne s'achète pas. Et la grâce ne trouve pas sa place dans une société de consommation et de rivalité, où nous nous piétinons les uns les autres pour pouvoir survivre.
En priant "Transforme le monde, Dieu, dans ta grâce", ceux d'entre nous qui avons éprouvé la grâce divine exprimons notre disposition à nous transformer nous-mêmes, en tant que porteurs d'un message susceptible de transformer un monde qui ne reconnaît ni la grâce ni la miséricorde.
(*) Elsa Tamez, théologienne et bibliste mexicaine, est consultante en traductions pour l'Union des sociétés bibliques; elle est aussi professeur à l'Université biblique latino-américaine et membre du Département oecuménique de recherche, basés tous les deux à San José, Costa Rica. Parmi d'autres livres, elle a publié L'amnistie de la grâce: Justification par la foi selon une perspective latino-américaine. Et La Bible des opprimés.
04/10/2005
Source: Conseil oecuménique des Eglises (COE)