17 ans après la fin de la dictature militaire en Argentine, les «Grand-mères de Plaza de Mayo» poursuivent leur combat pour éclaircir le destin de leur parenté. Estela Barnes de Carlotto, leur présidente, a été l'invitée de la journée missionnaire de l'Eglise Evangélique Méthodiste (EEM) le 19 mars dernier à Thoune. Christine Schneider-Oesch a parlé avec Estela Barnes de Carlotto, qui avait reçu l'année passée le prix méthodiste de la paix.
Racontez-nous un peu du travail des «Grand-mères de la Plaza da Mayo».
Estela Barnes de Carlotto: nous partons à la recherche de nos petits enfants, qui ont disparu durant les années de dictature militaire (1976-1983). Les uns furent enlevés en même temps que leurs parents, d'autres sont nés en prison et ont été retirés à leurs mères. On sait que de tels enfants ont été confiés aux familles de militaires ou de policiers. Nous faisons appel aux personnes susceptibles de savoir quelque chose sur ces enfants disparus et recherchons tous les actes d'adoption réalisés pendant la dictature. Grâce aux analyses sanguines, nous pouvons prouver les liens de parenté entre des enfants et leurs parents encore vivants. Nous avons trouvé 66 enfants, qui vivent aujourd'hui auprès de leurs familles légales ou se trouvent en contact avec elles. Quelques uns des enfants ainsi retrouvés ont entre temps fondé leur propre organisation pour mettre en lumière le destin de leurs parents.
Etes-vous aussi touchées personnellement?
Ma fille avait été enlevée. L'enfant qu'elle avait mise au monde, lui avait été retiré quelques heures après la naissance. Elle ne l'a plus jamais revu. Quant à Laura, elle a été assassinée deux mois plus tard. On m'a ramené son cadavre. Dans un certain sens, je suis privilégiée, parce que je sais ce qu'il est advenu de ma fille et qu'elle a pu être inhumée. Beaucoup de personnes restent disparues, sans que leurs parents n'aient été informés de leur sort. Ce que mon petit-enfant est devenu, jusqu'à ce jour je ne le sais pas.
Comment se présente la situation d'un point de vue légal?
Le premier gouvernement civil après la dictature a prononcé une amnistie sur tous les ressortissants de l'armée à l'exception de ses chefs. En guise d'arguments, il a été avancé que ces hommes n'ont fait que suivre des ordres. Le gouvernement de Menem a prononcé une amnistie générale, les responsables de l'armée sont sortis de prison. Seuls les crimes perpétrés contre des mineurs sont exclus de l'amnistie.
Quel rôle joue l'armée aujourd'hui dans la politique de l'Argentine?
Les militaires forment une société de conjurés. Ils se serrent les coudes et se couvrent mutuellement. Vis-à-vis de la Justice, ils ne se montrent pas coopératifs. Ils exercent manifestement de l'influence sur le gouvernement.
Quelle attitude adopte le nouveau gouvernement?
Il y a des signaux positifs et d'autres signaux qui sont négatifs. Parmi les signaux positifs, il y a l'initiative du gouvernement de remettre à l'ordre du jour la recherche des enfants disparus. Le nouveau parlement a en même temps a promu depuis peu cinq officiers accusés d'avoir commis des crimes pendant la dictature. Le même Parlement a voulu nous décerner une distinction, ce que nous avons publiquement refusé. Mais le gouvernement n'est aux affaires que depuis trop peu de temps pour que je puisse dire grand chose sur sa position.
Quelle est la position des Eglises sur ces questions?
La direction de l'Eglise catholique romaine, qui constitue de loin l'Eglise la plus grande en Argentine, s'est placée du côté des militaires pendant la dictature, certes sous le prétexte de combattre le communisme. De ce côté-là, nous ne trouvons pas pour cette raison de soutien jusqu'à maintenant. Néanmoins la base de cette Eglise, beaucoup de prêtres et même quelques rares Evêques ont été dans l'opposition. Jusqu'à aujourd'hui, ils se montrent solidaires avec nous. Nous cultivons des relations très étroites avec l'Eglise Evangélique Méthodiste. Jadis l'Evêque Pagura et maintenant aussi l'Evêque Etchegoyen nous ont fortement soutenues et nous accordent le droit de réunion dans les locaux de l'Eglise.
Qu'attendez-vous de l'étranger?
C'en est fait de la dictature en Argentine depuis longtemps. Mais son héritage continue de peser sur notre pays. L'Argentine officielle n'a pas fait l'effort jusqu'ici de faire toute la vérité sur le passé. Il faut que la pression soit exercée depuis l'étranger pour que les choses changent ici.
Qu'est-ce qui vous donne la force de continuer encore le combat tant d'années après?
Nous puisons nos forces de l'amour et du respect pour nos enfants. Il est pourtant naturel pour une mère de combattre pour son enfant. Quand nous avons entrepris nos recherches, nous ne nous imaginions pas de quoi nous étions capables. La vie nous a permis de grandir en tant que personnes. Pour cela, nous sommes reconnaissantes malgré les circonstances difficiles.
>Source: Kirche+Welt - Christine Schneider-Oesch