Le Notre Père : changement de traduction
Le bureau du CNEF a sollicité l'avis du Comité Théologique au sujet des discussions que soulève le changement de la formulation de la première partie de la sixième demande du Notre Père. Celles des Églises qui prient le « Notre Père » utilisent jusqu’ici la version œcuménique qui dit « Et ne nous soumets pas à la tentation ». À compter de l’Avent 2013, la traduction utilisée pour les lectures bibliques dans l’Église catholique dit « Et ne nous laisse pas entrer en tentation » (La Bible. Traduction officielle liturgique). À partir de l’Avent 2016, une nouvelle version du « Notre Père » devrait être priée par les fidèles au cours de la messe. Cette nouvelle version devrait être votée par les Conférences épiscopales en 2015. Comme on peut aisément l’imaginer, ce changement suscite des discussions dans les cercles œcuméniques qui voudraient maintenir une version commune du texte du « Notre Père ». Comment évaluer en tant que protestants évangéliques la justesse de la traduction nouvelle et la pertinence du changement proposé ? C’est ce à quoi s’efforce de répondre le Comité théologique du CNEF dans les lignes qui suivent.
Le texte grec (Mt 6.13=Lc 11.4)
καὶ μὴ εἰσενέγκῃς ἡμᾶς εἰς πειρασμόν [ἀλλὰ ῥῦσαι ἡμᾶς ἀπὸ τοῦ πονηροῦ].
Quelques traductions
La Colombe : « Et ne nous laisse pas entrer en tentation » NBS : « et ne nous fais pas entrer dans l'épreuve » Segond 1910 : « et ne nous induis pas en tentation » Bible Martin : « et ne nous induis point en tentation » Darby : « et ne nous induis pas en tentation »
Osterwald : « et ne nous induis point en tentation »
Nouvelle édition de Genève : « et ne nous induis pas en tentation »
Semeur : « Et garde-nous de céder à la tentation »
Parole de Vie : « Et ne permets pas que nous soyons tentés par le mal »
Français courant : « Et ne nous expose pas à la tentation »
Segond 21 : « Et ne nous expose pas à la tentation »
TOB : « et ne nous conduis pas dans la tentation »
Bible de Jérusalem : « Et ne nous laisse pas entrer en tentation »
La Traduction Liturgique de la Bible : « Et ne nous laisse pas entrer en tentation »
Vulgate : « et ne inducas nos in temptationem »
Version œcuménique française : « Et nous soumets pas à la tentation »
Version œcuménique allemande : « Und führe uns nicht in Versuchung [Et ne nous conduis pas en tentation] »
Les choix exégétiques
Peirasmos : tentation ou épreuve ?
Le mot grec peut désigner les deux. La suite de la demande incline fortement vers la traduction « tentation ». Toutes les traductions, sauf exception (NBS), comprennent le mot dans ce sens.
Eispherô avec négation : « Ne nous conduis pas » ou « Ne nous laisse pas entrer » ?
Le verbe employé dans cette demande signifie toujours dans le NT « porter dans, introduire, conduire (faire entrer) dans » (il est employé 7 fois dans le NT : Mt 6.13 ; Lc 5.18, 19 ; 11.4 ; Ac 17.20 ; 1 Tm 6.7 ; He 13.11). C'est la compréhension adoptée par les traductions suivantes : NBS, Français Courant, Segond 21 et TOB. Les traductions qui comportent « induire » rejoignent également cette interprétation, car « induire » signifiait «conduire»1 :Vulgate,Segond,Martin,Darby,OsterwaldetNouvelleéditiondeGenève. Les traductions qui font le même choix que la Traduction officielle liturgique (Colombe, Semeur, Parole de Vie, Jérusalem) optent pour un détour par l'hébreu : eispherô traduit dans la LXX essentiellement le causatif (le niphil) de « entrer ». Le causatif négatif en hébreu peut être traduit de deux façons : « Ne fais pas que nous entrions » ou « Fais que nous n'entrions pas ». Si l'on considère qu'il faut comprendre la requête du Notre Père selon les structures de la langue hébraïque (ou araméenne), la traduction « Ne nous laisse pas entrer » ou « Ne permets pas que nous entrions » devient possible (« Ne fais pas que nous entrions »). On peut noter que la Bible du Semeur choisit la seconde option et comprend « Fais que nous n’entrions pas (= ne cédions pas) à la tentation ». En principe, on ne peut exclure que l'arrière-plan hébraïsant éclaire tel ou tel passage du NT. Il semble pourtant nécessaire de trouver des indices dans le texte étudié pour justifier un tel recours à un sémitisme. Or, pour la requête en question, nous ne voyons aucun indice qui plaiderait dans ce sens. Notons également que le recours à l'hébreu permet l'autre choix de traduction (« ne nous laisse pas entrer »), sans pour autant exclure la compréhension traditionnelle (« ne nous conduis pas »).
Eis : « en » ou « dans » ?
Eis peut être traduit par « en » ou par « dans ». Il nous semble préférable de traduire « Ne nous fais pas entrer dans la tentation », plutôt que « Ne nous fais pas entrer en tentation ». En français, les deux prépositions ne sont pas équivalentes.2
La traduction « entrer en tentation » pourrait laisser entendre, à tort, que Dieu est responsable de l'action de tentation elle-même. Cette idée est à exclure sur la base de Jacques 1.12-13 et de l'enseignement biblique plus général sur le rapport de Dieu au mal : Dieu ne peut jamais tenter quelqu'un à commettre le mal. Si on choisit « entrer dans la tentation », on envisage la situation où Dieu nous transporterait dans un lieu ou une situation où nous risquerions de céder à la tentation, soit du fait des circonstances extérieures soit, surtout, du fait de nos dispositions intérieures et de notre faiblesse sans le secours de sa grâce.
Une telle compréhension rejoint la description de la tentation de Jésus en Mt 4.1 : « Jésus fut conduit par l’Esprit au désert, pour être tenté par le diable. » En tant que second Adam, Jésus devait affronter victorieusement la tentation, mais l’Esprit qui a conduit Jésus en situation de tentation ne l’a pas lui-même tenté, et n’a pas cherché à le faire tomber – au contraire, il l’a secouru pour qu’il résiste à la tentation ! (Voir 2 Ch 32.31).
Traduction proposée par le Comité théologique
« Et ne nous conduis pas dans la tentation. »
Ou : « Et ne nous fais pas entrer dans la tentation. »
La pertinence du changement dans la Traduction liturgique officielle
Nous comprenons le souci de changer la version œcuménique actuelle : « Et ne nous soumets pas à la tentation ». Car « soumettre à la tentation » suggère à tort que Dieu serait responsable de la tentation. De plus « soumettre » comporte une connotation de violence. En comparaison, la traduction de la Traduction liturgique officielle – « Et ne nous laisse pas entrer en tentation » – évite mieux l'idée que Dieu serait responsable de la tentation, mais elle édulcore la souveraineté de Dieu. De cette façon, la requête devient plus facilement acceptable pour plusieurs, mais nous craignons qu'elle enlève une certaine aspérité du texte qui nous semble pourtant bien présente dans le texte grec. Cela dit, la traduction proposée nous semble possible, car aucune traduction n'existe qui ne nécessiterait pas d'explication théologique.
En ce qui concerne les répercussions de l'introduction éventuelle d'une nouvelle version œcuménique, on peut noter que de nombreuses communautés évangéliques n'utilisent de toute façon pas cette version, soit parce qu'elles considèrent que le Notre Père est plutôt un modèle qui doit inspirer nos prières qu'une prière à réciter, soit parce qu'elles ont recours à d'autres traductions. Par rapport aux communautés dans lesquelles on prie le Notre Père dans la version œcuménique, la traduction proposée nous paraît un progrès, sans qu'elle soit celle que nous préférerions.
Dans la mesure où les discussions en vue d'une nouvelle version œcuménique du Notre Père sont en cours, si l'avis des protestants évangéliques était sollicité, nous plaiderions pour que soit retenu : « Et ne nous conduis pas dans la tentation. ». Ce changement présente plusieurs avantages :
• Elle correspond à la lecture la plus naturelle de la phrase grecque.
• Elle n'attribue pas à Dieu la responsabilité de la tentation, sans pour autant édulcorer sa souveraineté.
• Elle reprend un texte élaboré par un comité œcuménique d'exégètes, qui a préparéla TOB (éditions 1988 et 2010).
• Elle correspond à la Vulgate et aux versions œcuméniques en anglais et enallemand et souligne ainsi la dimension internationale de la communauté de croyants.
Notes :
1 Le sens actuel du verbe ne convient plus à ce passage, car « induire » a, dans son acceptation moderne, une connotation négative, comme si Dieu suggérait quelque chose de mal, peut-être même par manipulation.
2 Cf la différence entre « entrer en jeu » et « entrer dans le jeu », ou « entrer en conversation » et « entrer dans la conversation ».
CNEF