Déclaration des Eglises de paix sur les questions d’intervention dans les conflits guerriers


4 institutions de formations mennonites en Europe ont convoqué à fin juin 2015 un colloque de réflexion théologique et éthique sur les questions d'intervention dans les conflits guerriers, à partir de la perspective des Eglises de paix. De leurs travaux est issue une déclaration. EEMNI la publie.


Sans violence contre la violence? 

La théologie de la paix face au défi d'intervenir dans les conflits 

Symposium européen, Bienenberg, 29-30 juin 2015 

Différentes voix issues des Eglises de paix Document de travail - 

Interpellés par les nombreuses situations de violence à travers le monde, des organismes de formation mennonites en Europe1 ont invité des représentants, des experts et des étudiants mennonites européens à discerner ensemble de manière renouvelée ce que pourraient être la vocation et la voix des Eglises de paix au milieu de ces temps troublés et troublants. Des personnes engagées dans le mouvement œcuménique ont aussi apporté leur contribution, en particulier des représentants du processus Becoming Church of Just Peace de l'Evangelische Landeskirche du pays de Bade (Allemagne), du Conseil œcuménique des Eglises (Commission pour les affaires internationales), et du réseau européen Church Peace. 

Nous faisons face aujourd'hui au plan mondial à la montée de ce que l'on appelle « l'Etat islamique », à la situation dramatique en Syrie et en Irak, aux actes violents de groupes tels que Boko Haram au Nigéria, à un génocide éventuel à Myanmar (Birmanie), à une nouvelle guerre civile au Burundi et à la guerre permanente en République Démocratique du Congo, à un conflit violent plus proche de nous dans l'Est de l'Ukraine, ainsi qu'au sort tragique voire à la mort de réfugiés innombrables en route vers les pays européens. Les institutions politiques internationales et les gouvernements nationaux européens ne semblent pas en mesure de trouver et de mettre en œuvre les mesures nécessaires en vue d'une situation de paix juste pour tous, ni d'offrir la protection aux plus vulnérables. 

Au cours des derniers mois, certaines Eglises et des médias séculiers ont invité les mennonites à partager leur vision sur cette situation actuelle - à partir de la perspective particulière des Eglises de paix. Les participants au Symposium ont réagi de manières diverses à ces invitations. Nous percevons le besoin de tester à nouveau et de clarifier entre nous en quoi et comment nous pouvons apporter notre contribution à cette conversation, en plus des nombreuses activités pratiques dans lesquelles nous sommes déjà engagés. Y a-t-il une sagesse et une perspective particulières que nous partageons? 

1. Contexte de discussion 

Pour répondre à cette question, nous avons réfléchi à partir du concept de la « Responsabilité de protéger» (R2P), concept vivement débattu et mal utilisé par les politiques de nos propres pays (par exemple en Lybie). Nous réalisons que, en tant qu'Eglises de paix et à partir d'une position générale de non-violence active, nos Eglises sont avant tout engagées dans les aspects de la « responsabilité de prévenir» les conflits et dans la «responsabilité de reconstruire » et de réconcilier après les conflits. Cependant, la dimension de la «responsabilité d'intervenir» dans les conflits violents est un défi crucial pour nous, comme pour quiconque: dans les situations de violence extrême contre ceux qui ne peuvent défendre eux-mêmes leur vie, pouvons-nous maintenir notre position générale de non-violence, et si oui, comment devrait-elle être formulée? 

Lorsque nous parlons de« responsabilité», nous distinguons les aspects suivants: 

(a) la responsabilité pour le prochain - et pour l'agresseur (l'« ennemi »), et 

(b) la responsabilité/redevabilité envers une autorité - tout en confessant que Dieu qui s'est fait connaître à nous dans la vie, la mort et la résurrection de Jésus-Christ restera toujours notre autorité suprême. 

Nous avons revisité les différentes positions tenues sur ces thèmes par les anabaptistes du 16e siècle, par les mennonites du 17e au 19e siècles, et aux 20e et 21e siècles, après avoir été confrontés à deux guerres mondiales. Les mennonites ont discuté de ces défis au fil du temps et, selon l'époque et les contextes, ont développé des positions différentes. 

Lors de discussions entre mennonites et catholiques ces dernières années, le concept d'une « police juste » (« just policing ») a été proposé, pour répondre au défi de la « responsabilité de protéger ». Notre conférence a accueilli ce concept dans ses discussions, pour tester si et comment il pouvait contribuer à notre souhait de diminuer l'usage de moyens militaires et de créer des espaces de paix et de justice. Nous posons donc la question suivante: dans une perspective d'éthique chrétienne, pouvons-nous légitimer une forme de coercition policière qui serait entièrement limitée à défendre, à réduire la violence et à protéger ceux qui sont directement menacés dans leur vie et dans leur corps, et qui en appellent à une telle protection? 

II. Trois positions discutées 

Dans ce contexte, nous avons discuté de trois positions présentes parmi les membres d'Eglises mennonites en Europe. Le temps limité ne nous a pas permis de parvenir à un consensus; c'est pourquoi nous résumons ci-dessous nos échanges dans l'espoir d'encourager la poursuite du dialogue. 

  1. Coercition policière avec usage limité et exceptionnel de la force létale

Affirmations 

Beaucoup affirment que, dans les sociétés européennes dans lesquelles nous vivons, la police joue un rôle nécessaire (même si imparfait) de maintien de l'ordre, du fait que nos sociétés encadrent l'usage de la force par des limites légales explicites (par exemple, le fait de devoir, lors d'attaques violentes, tirer sur des parties du corps d'un agresseur sans provoquer la mort). 

Défis 

Nous hésitons à affirmer - même en théorie - une application possible au plan international de cette forme d'action policière dans un contexte étranger pour la raison principale suivante: cette approche repose sur une « logique de la violence» qui tend à développer sa dynamique propre au point de finalement conduire à une escalade de la violence. En outre, d'importantes réserves ont été exprimées devant le manque d'informations (à ce jour) quant à la manière dont une telle force de police fonctionnerait en pratique. (Par exemple: devrait-elle s'opposer aux forces de police du gouvernement du pays connaissant des troubles ?). En outre, on ne peut garantir qu'une telle intervention réussirait. 

Mais la question demeure de savoir si cette approche pourrait être un premier pas « réaliste » au sein des débats et des prises de décision politiques, dans le but de limiter les interventions militaires. 

2.. Coercition policière sans recours à la force létale

Affirmations 

Dans le meilleur des cas, une telle force de police permettrait de créer un cadre dans lequel la transformation de la société serait rendue possible, en permettant à d'autres moyens civils de soutenir la pacification et la désescalade du conflit. L’efficacité d'une telle intervention dépend de l'acceptation de ces forces de police par les parties en conflit. 

Défis 

Une telle force de police ouvre-t-elle la voie à l'usage de la violence ? Est-ce le début d'une pente dangereuse vers la violence ? Quels types d'« armes » seraient acceptables ? En raison du grand risque d'abus commis par une telle force de police, des moyens efficaces de contrôle devraient être mis en place; de tels mécanismes pourraient-ils être assurés par des organisations internationales fonctionnant de manière indépendante des gouvernements nationaux ? Dans le concept de « police juste », qui définit ce que signifie «juste » ? Dans quelle mesure est-il réaliste d'imaginer l'« intervention» d'une telle force dans un conflit grave ? A nouveau, on ne peut garantir qu'une telle intervention réussirait. 

3. Intervention non-violente 

Affirmations 

La position non-violente est théologiquement et éthiquement cohérente avec l'Evangile de Jésus-Christ. Elle s'enracine dans un pouvoir spirituel et est une expression du ministère de réconciliation de l'Eglise. En pratique, nous constatons que des acteurs internationaux agissant selon l'éthique de la non-violence produisent des effets positifs durables, puisque leur approche permet de créer du respect et de la confiance. 

Défis 

Avons-nous suffisamment exploré la diversité des options non-violentes dans l'étape d'« intervention » du concept R2P ? Avons-nous des propositions concrètes qui puissent être discutées à un niveau politique ? Nous reconnaissons que nous n'avons pas jusque-là les moyens d'intervenir de manière efficace dans un conflit grave, de manière à assurer la protection de personnes vulnérables contre des crimes contre l'humanité et lors de génocides. Cela est dû en partie au fait que, comparativement, peu de moyens financiers  et peu d'entraînement ont été consacrés pour explorer cette approche de manière satisfaisante. Il faut davantage de temps et d'espace pour développer des méthodes d'intervention et de stratégie non-violentes. 

Beaucoup supposent ou pensent que la non-violence sera toujours limitée au niveau de l'étape d'« intervention » (selon le concept R2P). Nous constatons un manque de foi dans le pouvoir de la non-violence aussi au sein de nos propres communautés. Il y a une crainte réaliste devant les risques et les dangers d'une approche strictement non-violente. 

Là encore, on ne peut garantir qu'une telle intervention « réussirait», et elle implique la volonté d'être prêt(e) à perdre sa vie - comme dans les autres options. En outre, nous nous demandons si et quand la position non-violente peut devenir une sorte de légalisme ou d'idéologie, incapable d'accorder la priorité aux besoins réels du prochain et de l'« ennemi ». 

III. Nos discussions ont conduit à des perspectives supplémentaires (particulières et générales) qui doivent être prises en considération dans le cadre de ces délibérations complexes. 

• Quel est en fait le fondement théologique-éthique pour une« intervention » ? 

• Les Eglises de paix se basent-elles sur une « théologie/éthique des deux royaumes » et si oui, comment faut-il la présenter ?

• Qui sont les « acteurs » lors d'une « intervention » 7 La responsabilité est-elle divisée ou plutôt partagée (Etats-nations, gouvernements, ONU, «communauté internationale », Eglises, ONG, etc) 7 Y a-t-il différents rôles pour différents acteurs ? 

• A qui les Eglises de paix s'adressent-elles dans leur discours ? A leurs propres communautés? Aux autres Eglises ? Aux médias ? A nos gouvernements ? À l'ONU ?

• Les personnes et groupes impliqués directement dans un conflit doivent être consultés à chaque étape. Nous reconnaissons le besoin d'écouter les survivants de génocides sur la question de l'« intervention ». 

• En quoi les perspectives d'autres personnes ou groupes (par ex. les policiers ayant travaillé en Afghanistan, les victimes de violence policière, etc) peuvent-elles apporter un éclairage utile? 

• Cette réflexion a-t-elle quelque chose à voir avec la question du genre ? Les hommes sont-ils davantage influencés que les femmes par le mythe de la violence rédemptrice dans la dimension d'« intervention » de R2P (le « héros » qui sauve des vies par son combat) ?

• À quel moment passe-t-on de la «prévention» à l'« intervention» ? La «prévention» doit-elle cesser à un moment donné ? La « prévention » et la « reconstruction » ne sont-elles pas également une sorte d'« intervention » ? 

• Nous craignons que l'accent placé sur l'« intervention » diminuera l'investissement dans la « prévention ». Bien que R2P ne soit pas en soi une contre-position à la position non-violente, si la violence est toujours légitimée selon ce concept, alors R2P et son argumentaire ressemblent à la théorie de la « guerre juste», y compris dans le fait d'être mal utilisés. Le concept onusien d'« intervention humanitaire » a échoué: ce que nous en avons appris devrait inspirer notre discussion sur R2P. 

• Si R2P est vraiment une approche différente de la théorie de la « guerre juste », elle doit présupposer une réduction des armements et de la militarisation des sociétés (y compris chez nous), car ces deux aspects alimentent des conflits violents dans beaucoup de parties du monde, qui conduisent ensuite au besoin d'une « intervention ». 


IV. Quelle est en fait notre responsabilité, du point de vue des Eglises de paix? 

Nous signalons d'autres« responsabilités ». 

La responsabilité d'imaginer 

  • Nous avons la responsabilité d'ouvrir notre imagination à des alternatives à la violence, d'explorer et de formuler de nouvelles formes d'options non-violentes pour des« interventions ». 
  • La violence/l'intervention létales ferment la porte (détruisent l'espace) à l'engagement, à l'imagination et à la recherche d'alternatives à la violence (par ex. par la responsabilisation qui rend capable de mettre en œuvre la non-violence «nonviolent empowerment ». 
  • Il faut développer un contre-récit s'opposant à la pente naturelle qui va vers des « interventions » recourant à la violence. 
  • Soutenir l'usage de la force létale peut conduire à une perte de crédibilité des Eglises de paix. 
  • Ceux qui détiennent le pouvoir politique, économique et militaire sont porteurs de parti pris et ont tendance à rechercher ce qui soutient leurs intérêts particuliers. Cela met en question leur capacité à « intervenir », en particulier lorsque la force coercitive est utilisée. 

La responsabilité de « pleurer » 

  • Le recours à la violence ou à la non-violence peuvent conduire ou conduiront à des expériences d'échec et ne peuvent pas forcément empêcher des pertes de vie. 
  • Souffrir avec ceux qui souffrent peut être compris comme un moyen d'« intervention» non-violente. 
  • Jésus a laissé ses disciples sans la sécurité qui repose sur la violence et lui-même n'a pas recouru à cette sécurité. Le chemin du salut du monde est le « chemin de la croix ». 

La responsabilité de confesser (la culpabilité et la foi) 

  • Nous confessons que nous sommes en réalité impliqués dans de nombreux conflits qui semblent loin de nous. 
  • Nous confessons « Jésus est notre paix» : notre manière d'« intervenir » veut se fonder sur l'exemple de Jésus. 

La responsabilité de faire confiance 

  • Nous sommes encouragés à placer notre confiance en la présence de Dieu le Créateur, et non dans la « sécurité » des pouvoirs « créés ». 
  • Nous croyons que Dieu agit avec nous, au travers de nous et malgré nous, en vue de la paix à long terme - souvent sans que nous ne le remarquions. 
  • «Intervenir» exige de voir les autres au travers de lunettes d'amour et de compassion, de manière à bâtir la confiance (par ex. par des approches de justice restaurative). 

La responsabilité de faire preuve d'humilité 

  • Il nous faut travailler sur notre propre tendance intérieure à la violence, si nous voulons encourager les autres à la paix. 
  • La croyance dans le « pouvoir rédempteur de la violence » laisse entendre que nous pourrions maîtriser l'issue d'un recours à la violence, ce qui est contraire à l'humilité. 
  • La responsabilité d’agir 

La communauté chrétienne est appelée à rendre concret le chemin de la paix juste, comme l'a manifesté Jésus. En tant qu'Eglises de paix, nous sommes appelés à imaginer ce que ce chemin de la paix juste peut être dans des situations de conflits graves, et à prendre les risques nécessaires pour suivre ce chemin, en étant prêts à en souffrir les conséquences. 

Cette conversation se poursuivra, entre nous, avec les chrétiens d'autres traditions et avec des croyants d'autres religions, ainsi que dans l'espace public.

Nous quittons ce Symposium en exprimant cette prière: « Dirige nos pas sur le chemin de la paix» (Lc 1.79). 

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Notes

Amsterdam Center for Religion, Peace and Justice Studies Doopsgezind Seminarium, Université libre d'Amsterdam (NU; Arbeitstelle Theologie der Friedenskirchen, Université d'Hamburg (D) ; Centre de Formation du Bienenberg (CH) ; Centre Mennonite de Paris (F).

 Source : Christ Seul