France: lettre des Eglises chrétiennes

 Le Conseil d'Églises chrétiennes en France, qui rassemble catholiques, protestants et orthodoxes, a publié lundi 8 décembre cette lettre adressée à Jacques Chirac, Président de la République pour préciser sa position dans le débat national sur la laïcité.


"Monsieur le Président, 


Dans le débat national sur la laïcité, les Églises catholique, orthodoxes et protestantes, réunies dans le Conseil d’Églises chrétiennes en France ont souhaité vous faire part de leur inquiétude et de leur réflexion. 


Ce débat, en effet, a pris des accents qui ressemblent parfois à ceux d’une époque que l’on pouvait penser révolue, celle d’une laïcité de «combat», alors même que nos Églises pouvaient se réjouir depuis quelques décennies d’une laïcité «apaisée». Celle-ci permettait d’aborder sereinement les questions nouvelles posées par l’inscription de l’Islam dans la société française, le Conseil Français du Culte Musulman, étant devenu le partenaire nécessaire pour rechercher des solutions à ces questions. Lorsqu’au printemps dernier a ressurgi la question de l’admission de jeunes élèves voilées dans l’école publique, nous avons apprécié l’initiative que vous avez prise de constituer une commission consultative, autour de Monsieur Bernard Stasi, pour permettre une large écoute des composantes de la société française. La commission doit vous communiquer ses conclusions. Elles sont attendues. Avant même que celles-ci n’aient été rendues publiques, différentes prises de position exprimées par des acteurs de la vie politique française rendent nécessaire une parole de notre part. C’est cette réflexion que nous avons voulu partager avec vous. 


Pour une laïcité, non d’ignorance ou de suspicion, mais de dialogue et de débat


Nos Églises ont eu longtemps une approche différente de la laïcité. Aujourd’hui, leur expérience et leur réflexion les amènent à souligner leur profond accord sur une vision commune de la laïcité. Celle-ci est énoncée par les deux premiers articles de la Loi du 9 décembre 1905 qui fondent la neutralité et l’indépendance de l’État. Celui-ci n’est soumis à l’emprise d’aucune conviction philosophique ou religieuse. Il n’est inféodé à aucune doctrine religieuse, pas plus qu’à l’athéisme ou à l’agnosticisme. Il assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes. Si, selon l’article 2 de la Loi de 1905, la République ne «reconnaît» juridiquement aucun culte, elle les connaît tous, leur assurant une grande liberté dans leur organisation. Elle prend en compte la dimension sociale de ces cultes et veille à leur bonne inscription dans la société française. Il en va du vivre ensemble de tous les Français. 


La laïcité, en effet, n’a pas pour mission de constituer des espaces vidés du religieux, mais d’offrir un espace où tous, croyants et non-croyants, puissent débattre, entre autres choses, du tolérable et de l’intolérable, des différences à respecter et des écarts à empêcher, et ceci dans une écoute mutuelle, sans taire les convictions et les motivations des uns et des autres, mais sans affrontement ni propagande. L’école n’a-t-elle pas à être un des lieux d’apprentissage d’un tel débat? Le nécessaire enseignement du fait religieux dans le cadre scolaire vient rappeler qu’on ne saurait le laisser à la porte de l’école mais que son enseignement peut contribuer à une meilleure connaissance des uns et des autres. C’est cela aussi la mission et l’ambition de l’école. 


C’est cette vision de la laïcité que nous souhaitons promouvoir tant à l’école que dans l’espace public. Si la laïcité devait refuser cette place au religieux, elle deviendrait excessive et se transformerait rapidement en laïcisme intolérant. 


Pas de loi ressentie comme discriminante


Nous ne nions pas pour autant les difficiles questions autour du foulard islamique auxquelles se trouvent confrontés des chefs d’établissement et des enseignants dans l’exercice de leurs fonctions. 


Sans doute est-il nécessaire de rappeler les règles pour vivre ensemble dans l’espace scolaire: respect de l’ordre public, refus de l’affrontement et de la propagande, participation aux activités scolaires et sportives. Plus largement, l’établissement d’un code de la laïcité qui rassemblerait et ferait connaître toutes les réglementations actuellement en cours pourrait utilement repréciser les choses. 


Mais faut-il légiférer pour interdire dans l’espace scolaire le port du voile islamique, et plus largement celui de tout signe religieux visible? 


Notre conviction est que ce n’est pas en légiférant que l’on résoudra positivement les difficultés actuelles. 


Tout d’abord, l’arbre ne doit pas cacher la forêt ; les lieux où l’affrontement l’emporte sur le débat sont heureusement minoritaires. Mais s’est-on donné les moyens de passer de l’un à l’autre? Plutôt que de laisser livrés à eux-mêmes, sous la pression sociale et souvent médiatique, les responsables scolaires confrontés à certaines provocations, ne vaudrait-il pas mieux multiplier les moyens de médiation dont on sait l’influence positive? 


Nous entendons et souscrivons à la légitime protestation contre l’état de soumission de la femme que peut représenter, en certains cas, le port imposé du voile. Faut-il pour autant user de la «force» de la loi pour convaincre de la vérité de nos convictions ? N’est-il pas surprenant que nous n’ayons plus confiance en la valeur pédagogique du cadre de vie scolaire commune et du débat qu’il permet, pour lui préférer la sujétion à la loi au risque de l’exclusion ou du rejet vers des pratiques communautaristes qui ne pourront que s’en sentir renforcées. 


N’est-il pas préférable de donner du temps au débat ouvert dans l’espace public par la Commission Stasi pour qu’il se développe autour du rappel des principes de la laïcité, établis par nos lois, confortés par l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et l’article 19 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales de 1950: «Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de fonction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques ou l’accomplissement des rites. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut pas faire l’objet d’aucunes restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques ou à la protection des droits et libertés d’autrui.»


Toute loi qui serait sentie comme discriminante par un certain nombre de Français risquerait d’avoir à court terme des conséquences plus néfastes que les bienfaits escomptés. Refuser l’exclusion au profit de la médiation et du dialogue, récuser les amalgames assimilant tout port d’un signe religieux à un trouble de l’ordre public, redire ce qui fonde la laïcité, en faire une règle du vivre ensemble et non un principe de négation du religieux, voilà qui mérite temps et pédagogie, voilà qui prépare l’avenir avec réalisme 


Le véritable enjeu : la réussite de l’intégration


Au-delà de la défense de la laïcité, au-delà de toute revendication religieuse, le véritable enjeu du débat actuel est bien la réussite de l’intégration. 


Nous constatons que les milieux où les revendications islamistes trouvent leur plus large écho sont le plus souvent ceux des «ghettos» que nous avons laissés se constituer aux banlieues de nos grandes villes. Les mécanismes d’intégration à la société française qu’étaient le travail, la réussite scolaire, la vigilance familiale et les valeurs de la République ont du mal aujourd’hui à bien fonctionner. Le risque est grand alors pour des populations qui se voient sans avenir de réagir par la violence ou d’être la proie des propagandes intégristes. Il y a là un appel à offrir un avenir dans notre société aux jeunes français issus de l’immigration. Les nécessaires mesures qui sont prises pour assurer la sécurité n’auront de réelle efficacité qui si elles sont accompagnées de mesures en vue de resserrer et souvent de créer le lien social. 


Voilà, Monsieur le Président, ce que nous souhaitions vous exprimer au nom des Églises que nous représentons. 


En vous remerciant de l’attention que vous porterez à notre lettre, nous vous prions de croire, Monsieur le Président, à l’assurance de nos sentiments respectueux. 


Les co-présidents, 


Mgr Jean-Pierre Ricard 


Président de la Conférence des Évêques de France 


Pasteur Jean-Arnold de Clermont 


Président de la Fédération protestante de France 


Mgr Emmanuel 


Président de l’Assemblée des Évêques Orthodoxes de France" 

Source: Conseil des Églises chrétiennes en France