<02/06/99 Albanie: Mehmet Sopaj -Sans patrie et pourtant à l'abri

Urs Schweizer, secrétaire de l'évêque Bolleter, s'est rendu en Albanie à fin mai pour y rencontrer Mehmet Sopaj et des chrétiens méthodistes du Kosovo. Vous prendrez connaissance de son rapport: le portrait qu'il brosse de ce réfugié, prédicateur laïc et responsable de trois communautés évangéliques-méthodistes au Kosovo impressionne. Ce texte remonte au 2 juin dernier. Entre temps, la guerre des Balkans s'est achevée et le retour des réfugiés kosovars dans leur mère patrie commence à s'opérer. Grâce à Urs Schweizer, nous revenons sur l'histoire mouvementée de ce courageux prédicateur de l'Evangile auprès de ses frères kosovars, une histoire toujours d'actualité.

La fuite

Rester plus longtemps à Sallagrazhde/Kosovo n'était plus possible. Comme pour beaucoup d'autres, la fuite, l'abandon de son pays, de sa maison et de tous ses biens était devenu une douloureuse réalité pour Mehmet Sopaj et sa famille. Mehmet et sa femme sont allés en voiture jusqu'à la frontière albanaise. Deux de leurs fils, leur belle-fille et deux petites-filles ont suivi en tracteur, lentement, car ils allaient à travers champs. Ils purent emporter quelques maigres effets personnels; tout le reste fut volé, la maison incendiée et détruite. A la frontière, la police serbe leur prit leurs pièces d'identité et les détruisit. Ainsi, la famille Sopaj perdit-elle non seulement tous ses biens (la voiture et le tracteur durent également être abandonnés à la frontière), mais aussi son identité, son existence sociale.

La famille Sopaj resta quelques jours dans un camp de réfugiés à Kukkes. Puis, avec une autre famille, elle loua, au prix de 500 DM (!) l'un des nombreux minibus qui vont à Tirana. Arrivés vers 21 h. à proximité de la capitale, le chauffeur refusa d'aller plus loin. Il avait peur d'entrer en ville à cette heure tardive. Il roula encore un bout vers l'Ouest, en direction du port de Durres, avant de planter les deux familles plus ou moins en rase campagne. Il allait retourner à Kukkes pour y emmener, et exploiter, une autre famille de réfugiés. La famille Sopaj continua à pied jusqu'aux prochaines maisons. Arrivé là vers 22 h., Mehmet raconta leur histoire au propriétaire d'une des maisons et demanda s'ils pouvaient rester là pour une nuit. Cet homme les accueillit; d'emblée, il offrit de les loger plusieurs jours si nécessaire. La famille Sopaj y est toujours.

Rushbull

Fadil, le propriétaire, est gardien de prison et gagne $150 par mois. Il vit dans sa petite maison avec sa famille de huit personnes. Malgré la proximité du port de Durres, on a l'impression que le village de Rushbull est posé au milieu de nulle part; la contrée est faiblement habitée. La maison compte trois ou quatre pièces, selon qu'on compte, une cuisine et une douche/WC relativement grande (selon critères de confort albanais). Avec les sept arrivants, ce sont désormais 15 personnes qui habitent la maison. C'est-à-dire qu'elles se partagent le salon et que chaque famille occupe une des chambres. Fadil possède aussi un bout de champ, utilisé comme pâturage pour son unique vache. Il n'y a pas de chaises pour tout le monde et l'eau ne coule que de minuit à six heures. Et pourtant: la famille Sopaj vit moins mal que beaucoup d'autres (J'ai vu en Albanie des réfugiés qui vivaient bien plus mal). Les contacts avec la Suisse et l'aide que  Mehmet reçoit de l'étranger contribuent améliorer leur sort. Fadil et sa famille sont probablement matériellement plus pauvres que les Sopaj - mais ils ont un pays, une maison. Mais, et c'est caractéristique chez Mehmet, il partage volontiers ses "avantages", les cadeaux qu'il reçoit, avec ceux qui l'entourent. (Je l'ai d'ailleurs encouragé à le faire aussi à l'égard de ses hôtes). Fadil et sa famille ne sont pas apparentés à la famille Sopaj, ils ne se connaissaient pas auparavant. Ils ne partagent pas non plus la même foi. Les Fadi sont musulmans.

Activités

Mehmet a retrouvé dans des camps ou des villages de la région une dizaine de familles de Suhareke et Sallagrazhde (Kosovo) et qui étaient membres des paroisses méthodistes de ces villages. Il leur rend visite régulièrement (parfois, il y va avec toute sa famille), il leur lit la Bible, prêche, prie avec eux - et leur apporte de l'aide (argent, vivres, vêtements, médicaments). Pour ce qui est de l'argent, Mehmet tient un compte détaillé des sommes remises et des bénéficiaires. D'autre part, Mehmet accompagne six autres familles réfugiées, qui vivent à proximité de son logement) mais qui n'avaient pas été ses paroissiens. Là aussi, il apporte une aide matérielle et là aussi, il parle de Jésus-Christ, il lit la Bible) et prie pour et avec ces gens. Cela veut dire que Mehmet est en contact régulier avec 80-100 personnes. Il n'est pas possible de développer une communauté organisée dans les conditions albanaises actuelles. Il n'y a pas de lieu de réunion où tous les croyants pourraient se réunir. Mais l'église vit, de façon décentralisée; dans la mesure de ses moyens) c'est Mehmet qui fait le lien. Il a d'ailleurs un ardent désir de visiter d'autres camps de réfugiés pour y chercher d'autres survivants de ses paroisses, en particulier ceux de Pristina, avec qui il n'a aucun contact.

Quand la nuit tombe

Mehmet Sopaj aurait bien des motifs de se plaindre de son sort ou même de s'en prendre à Dieu. Il ne le fait pas. Bien au contraire, il est rempli de gratitude. Gratitude d'être encore en vie et de ne pas avoir été oublié par ses frères et soeurs en Christ de Suisse, d'Europe occidentale en général, des Etats-Unis, de Nouvelle-Zélande et d'Afrique du Sud, qui intercèdent pour lui et lui envoient des fonds. Lui, qui a tout perdu, témoigne: "J'ai Dieu dans mon coeur, ça me suffit". Il est animé d'une espérance vivante, au milieu de la souffrance. Il se sent entouré, à l'abri, dans un monde détruit. Mais parfois, la nuit tombe. Pas sur l'horizon, sur Mehmet. Dans ces moments-là, la douleur et la souffrance se lisent tout d'un coup très clairement sur son visage. Il pense à sa fille, dont il ne sait pas si elle est encore en vie au Kosovo? Les événements et les expériences des semaines et des jours passés pèsent lourdement sur lui. Il pense à son pays, où il aimerait tant retourner pour y reconstruire l'Eglise, les communautés. Il a peur de voir son fils aîné Afrim recruté de force par l'UC K (pour cette raison, il n'a pas le droit d'aller seul à Durres). Lui, l'homme de la réconciliation, souffre de réaliser que probablement pour longtemps, la cohabitation des Serbes et des Kosovars ne sera plus possible. Dans ces moments-là, Mehmet serre ma main plus fort. Il se tait. Le regard va au-delà de l'horizon, là où, derrière les montagnes, il y a sa patrie. Et j'entends à nouveau sa voix: "Je vais bien, Dieu soit loué. J'ai Jésus-Christ dans mon coeur, ça me suffit." Et moi, je sais que c'est vrai.

>Source: EMKNI/EEMNI/Urs Schweizer/Traduction Frédy Schmid