France: Jean-Claude Guillebaud interrogé par la revue Certitudes sur sa conversion au christianisme

Philippe Malidor, journaliste auprès de la revue Certitudes, est allé trouver l’essayiste Jean-Claude Guillebaud pour qu’il s’explique sur sa conversion au coeur de son dernier ouvrage ”Comment je suis redevenu chrétien” (Albin Michel, 2007). Connu pour sa réflexion pertinente sur le devenir du monde présent, Jean-Claude Guillebaud offre dans son ouvrage ”un témoignage aussi direct qu’intelligent”. Voici les termes de l’interview publié dans la revue Certitudes.


- Le deuxième des trois « cercles concentriques” qui vous ont conduit au christianisme, c'est, dites-vous, « la subversion évangélique”.


J'ai été influencé entre autres par Jacques Ellul, qui a été mon maître à la fac, et dont j'ai été ensuite l'éditeur pratiquement jusqu'à sa mort. Il a écrit un livre superbe, assez anarchiste: ”La subversion du Christianisme”. (Seuil, 1984) Il avait une interprétation très révolutionnaire, très protestante (à tous les sens du terme) du message évangélique. Il m'a aidé à interpréter la pensée de René Girard sur le même thème: la réinterprétation du sens du sacrifice par le christianisme. La proclamation de l'innocence des victimes face aux persécuteurs, c'est comme une goutte d'acide qui s'infiltre dans les cultures sacrificielles des hommes et qui continue de nous interpeller. Nietzsche a rendu un hommage involontaire au christianisme en faisant le même constat... pour le déplorer! Or, c'est bien pour ça, au contraire, que moi je suis chrétien! Le message évangélique, c'est de la dynamite! Ça fout le feu au monde! Je trouve cette idée magnifique. Comme une étoile, ce message continue de briller et de nous déranger. 


Le caviar et le sexe 

- J'ai toujours été frappé de constater que Jésus traite l'argent comme un ennemi personnel (Luc 16.13). Or, dans les années 80, vous rappelez que la gauche a déculpabilisé l'argent, la droite ayant ensuite abondé dans cette voie.


- Combien d'articles ai-je pu lire, y compris dans mon propre journal, le Nouvel Observateur, accusant le vieux fond catho de diaboliser l'argent et d'empêcher ainsi l'économie de fonctionner. J'ai toujours trouvé ce discours grotesque! À force de vouloir déculpabiliser l'argent, ce sont les riches qu'on a déculpabilisé! On a rendu possible cette scène qui aurait scandalisé nos parents: voir des grands patrons venir déclarer sans complexe à la télé qu'ils gagnent 500 fois plus que le salarié de base de leur entreprise alors qu'il y a cinquante ans, y compris aux États-Unis, on considérait que 20 fois était le maximum admissible. Il y a ainsi une obscénité de l'inégalité financière qui a été rendue possible par l'acharnement qu'on a mis, y compris à gauche, à attribuer aux catholiques le rôle de demeurés mentaux. Or, si les chrétiens se méfient de l'argent depuis deux mille ans, ils ont quelques raisons pour cela. L'argent est certes un outil de communication et d'échange, mais c'est aussi un danger, un oppresseur redoutable. Son statut est ambigu. Cependant, la gauche raisonnable commence à mesurer à quel point la logique financière s'est substituée à la logique industrielle au point de ruiner le capitalisme lui-même, et je ne désespère pas de voir dans les prochaines années des journaux de gauche donner raison aux chrétiens.


- Votre chemin vers le Christ vous a conduit à gauche de la gauche au moment où la gauche se droitisait sauf, écrivez-vous, « pour ce qui touchait aux moeurs, à l'éthique, à la limite ». Ça vous place en porte-à-faux.


- Je pense par exemple aux anciens dirigeants de Libération, Serge July, etc., qui sont de ma génération et que je connais bien. À mesure qu'ils se ralliaient au système libéral en faisant une croix sur leurs anciens engagements de gauche ou d'extrême-gauche, ils se croyaient obligés de compenser en faisant l'apologie de la permissivité sexuelle! Mais après tout, tel est bien le sens de l'expression « libéral-libertaire ». Si vous êtes libertaire, vous devenez libéral au sens le plus caricatural du terme. Tout est permis, y compris les pires inégalités. Mais je pense que si on revendique l'absence de règles et de limites en matière sexuelle, on ne pourra pas en réclamer en matière économique et sociale. Ça forme un tout! On ne peut pas se dire pour une économie de la régulation sans accepter ce même principe pour la sexualité humaine. Moi, j'ai fait presque le chemin inverse. En évoluant vers la gauche, j'ai été effaré par l'inconséquence des gens de gauche sur les questions de moeurs. 


Croire, c'est adhérer 

- L'Eglise catholique, à laquelle vous vous joignez par fidélité à vos racines, connaît l'expérience du minoritaire. N'est-ce pas de nature à rapprocher tous les chrétiens en France?


- Oui, bien sûr. Quand les catholiques se lamentent de voir que la société n'obéit plus à leurs injonctions, je les incite à accepter cette leçon de modestie et à se rapprocher des nos amis juifs et protestants qui ont beaucoup d'expérience de la minorité, et de l'oppression. Cela est particulièrement vrai des Juifs qui, de manière presque inexplicable, ont continué de garder leur foi vivante au travers de millénaires de persécutions ! Il y a quinze ans, René Girard m'avait dit sous forme de boutade: -Tu sais, Jean-Claude, dans le pire des cas, trois ou quatre générations de catacombes pour les chrétiens, peut-être que ça ne serait pas si mal pour que le christianisme se ressource. 


- On croit ensemble, pas isolément, dites-vous: on a des racines et des frères.


- Emmanuel Levinas disait que le verbe croire ne se conjugue pas à la première personne du singulier. Il implique une dimension relationnelle forte: croire, c'est faire confiance. Si je vous fais confiance, je vous dispense de m'apporter la preuve de ce que vous me dites. La foi, c'est «croire sur parole ». Pour un chrétien, c'est une relation de confiance personnelle d'abord avec le Christ, mais aussi avec les autres chrétiens. Cette notion de communauté des croyants, je la crois forte. 


- En notre temps où on mise beaucoup sur le ressenti, sur l'émotionnel, vous évoquez la décision pour parler de votre adhésion au christianisme.


- La foi, c'est aussi ce que Sartre appelait un engagement. La foi n'élimine pas le doute: elle l'enjambe, elle le dépasse. Il faut savoir dialoguer toute sa vie avec le doute. Voilà pourquoi il y a une part décisionnelle dans la foi. Cela dit, je ne minimise pas la grâce, qui provoque chez certains une conversion fulgurante: Paul Claudel, André Frossard, ou ce dirigeant d'entreprise de 45 ans, avec qui je viens de déjeuner, qui aimerait raconter dans un livre comment il a été foudroyé par la foi. Mais il y a en général besoin des deux: l'effusion de la grâce; et l'engagement. Pour ce qui me concerne, ça passe aussi par une adhésion volontaire: donner son assentiment, comme dit le théologien britannique John Newman, non pas à un dogme, mais à un chemin, à une mise en route. J'aimerais vous livrer une anecdote que je n'ai encore jamais racontée: il y a trois ou quatre ans, je faisais une conférence devant un public de chrétiens, dans laquelle j'évoquais cet aspect décisionnel de la foi. Et à la fin de la soirée, un homme de grande taille, très sympathique, m'attendait à la sortie: -Jean-Claude Guillebaud, vous avez raison de parler du caractère volontaire de la foi. Et vous, où en êtes-vous ? Ce monsieur m'avait pris au mot, et il avait raison. Ce n'est pas sa petite phrase qui m'a déterminé à écrire ce livre, mais ça a joué. Il y a un moment où il faut être conséquent avec soi-même et vivre ce qu'on dit.


Que ta lumière brille

- Vous témoignez avoir ressenti une chaleureuse fraternité avec les chrétiens et vous concluez votre livre sur la joie. N'est-ce pas Nietzsche qui disait: Je croirai en leur Dieu quand ils auront l'air plus heureux?


- Il avait raison. Si les croyants continuent de montrer une triste figure, d'avoir l'air accablés par la vie, effrayés par le corps, par le bonheur de vivre, alors le christianisme va disparaître. Heureusement, il n'en va pas tout à fait ainsi. Mais Nietzsche avait oublié que ce qui frappait le plus les païens dans les premiers siècles du christianisme, c'était la joie des chrétiens. D'ailleurs, ils les accusaient aussi d'être débauchés parce que leurs communautés étaient mixtes. Précisons que la joie n'est pas à confondre avec1a gaieté, le côté « youp-la-boum ». La joie, c'est quelque chose de grave, c'est quelque chose qui brûle à l'intérieur de vous. Quand on rencontre des gens joyeux, on a l'impression qu'il y a de la lumière à l'intérieur, qu'ils sont habités. Si on n'est pas joyeux, ça veut dire qu'on n'est pas porteur d'une bonne nouvelle. 

PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE MALIDOR 


N°231 - Août-Octobre 2007

Source: Certitudes