Propos recueillis par JP Waechter
De nationalité rwandaise, Eleazar Twagirayesu est non seulement pasteur de l’Eglise Protestante Unie de Belgique. Il est aussi politologue. À côté de ses études de théologie (doctorat en théologie), il a aussi fait des études de science politique (relations internationales) à l’Université libre de Bruxelles, où il s’est orienté surtout vers la prévention des conflits. C’est en fin connaisseur qu’il s’exprime pour eemni sur la crise des banlieues, qui, vieille d'une année, est loin d’être réglée.
JPW - Tu participes à ce Congrès axé sur l’évangélisation (ndlr: organisé par le Conseil méthodiste mondial à Sète en janvier 2006). Ton engagement actuel vise la formation des adultes, explique-nous en quoi cela consiste, faire des disciples ?
ET — Oui, faire des disciples et faire des disciples, cela se fait de plusieurs manières bien évidemment, l’éducation des adultes ou la formation des adultes en est une des méthodes. Je participe à ce congrès non pas tant comme formateur des adultes que comme pasteur d’abord d’origine méthodiste qui évolue et travaille au sein de l’Église Protestante Unie de Belgique (EPUB), une Église qui est née de la fusion de plusieurs Églises, dont les méthodistes et c’est à ce titre d’abord que le président de mon Église (EPUB) m’a invité à y participer. Il avait participé lui-même personnellement au Congrès qui s’est tenu en Angleterre l’année passée et m’a proposé de participer à ce Congrès avec quatre autres personnes comme délégués de l’EPUB. Mais je participe aussi comme quelqu’un qui est chargé dans cette Église de ministères spécialisés, de l’éducation des adultes, d’un ministère donc qui s’occupe de la formation permanente. C’est un ministère mis en place récemment (une dizaine d’années) et créé surtout dans le cadre du contexte européen où beaucoup d’églises perdent de leurs effectifs : on y rencontre des gens qui se disent chrétiens baptisés et qui même participent de temps en temps au culte mais qui n’ont plus envie d’être des chrétiens actifs. Ils s’affichent publiquement chrétiens non-pratiquants. Ce phénomène devient de plus en plus important et la participation au culte dominical est à la baisse. Dans les registres de paroisse, on a des centaines de noms. On se demande comment joindre tous ces gens qui sont nos membres mais qui ne viennent pas. On a commencé par créer une commission pour la formation des croyants qui visait à atteindre ces gens, à la fois ceux qui viennent et ceux qui ne viennent pas dans l’église, car dans la société actuelle il importe de se former en dehors du culte dominical, le culte ne permettant pas à lui seul d’apprendre à lire et à comprendre la Bible, de connaître l’histoire de l’Église et d’être au clair sur les questions éthiques ou de bioéthique, des questions de morale, notamment de morale sexuelle (homosexualité….). Ce n’est pas dans l’Église que l’on peut aborder toutes ces questions, c’est généralement en dehors du culte dominical. Mon ministère a été créé pour répondre à ce défi pour permettre de répondre aux questions que les chrétiens se posent, mais aussi aux questions que se posent les non-pratiquants. Je m’occupe de ce ministère-là en Belgique. Ce ministère peut être à la fois un ministère d’évangélisation, un ministère d’éducation chrétienne, un ministère de formation permanente, formation continue. C’est un peu complexe, mais le but, c’est de faire en sorte que le chrétien et le non-chrétien puissent avoir l’occasion d’échanger sur des questions relatives à la foi chrétienne.
JPW — Les débats qui ont lieu au cours de ce Congrès t’aident à percevoir l’importance de ton ministère ?
ET — Tout à fait. Ce Congrès est très intéressant, parce qu’il nous confronte au défi de toute personne appelée à communiquer l’Évangile mais aussi à témoigner simplement de sa foi. Et ça, c’est très important, on se rend compte de la nécessité de disposer de certaines méthodes, d’une certaine méthodologie. Il faut tenir compte de certains contextes. Ce continent réunit des gens de trois continents au moins, je m’en réjouis, il y a des Africains, il y a des Américains et il y a des Européens. C’est donc un Congrès international et cela nous aide à comprendre la spécificité de chaque continent : notre situation en Europe est différente de celle en Afrique ou aux États Unis. Mais tous, qui que nous soyons, nous avons le même défi à relever, mais les méthodes à employer ne sont pas nécessairement les mêmes, vu que les contextes sont différents. Ce Congrès est donc très important et je me réjouis d’y participer.
JPW — Le pasteur est aussi un politologue, spécialiste des questions politiques. En tant que Rwandais qui a été le témoin éloigné certes mais témoin quand même profondément touché par le génocide, tu as ressenti le besoin de t’impliquer sur le terrain politique ?
ET — Oui, c’est vrai que je suis aussi politologue. À côté de mes études de théologie, j’ai fait un doctorat en théologie (orientation en théologie pratique), j’ai effectivement aussi fait des études de science politique (relations internationales) à l’Université libre de Bruxelles, où je me suis orienté surtout vers la prévention des conflits. J’ai commencé mes études de science politique avant la problématique du Rwanda, disons avant le génocide, d’abord par simple curiosité intellectuelle mais avec ce qui s’est fait au Rwanda je me suis orienté vers la prévention des conflits, j’ai fait ma maîtrise en 1998. En fait, il y a un lien entre la mission de l’Église et la vie en société. L'Église a pour mission d’annoncer la Bonne Nouvelle, surtout la Bonne Nouvelle de la réconciliation, parce que, dans l’amour de Dieu envers l’homme, c’est toute l’histoire de la réconciliation entre l’homme et Dieu qui se joue, mais aussi, après la dimension verticale, il y a la dimension horizontale, il y a aussi la réconciliation de l’homme avec son prochain. Et c’est dans cette perspective que je me suis orienté vers la prévention des conflits. Or le grand problème, c’est que l’Église n’a pas toujours conscience de la nécessité de prévenir les conflits. Certes, nous avons pour coutume par la prédication d’inviter les gens à éviter les conflits, mais cela reste un aspect théorique et biblique. Il manque souvent un aspect pratique au niveau des Églises, approcher les gens, essayer de les faire dialoguer, essayer de comprendre les mécanismes qui poussent les gens à la violence. Alors dans le cas du Rwanda j’ai publié un article dans la revue de théologie pratique Humanae Vitae (Ed du Cerf), où je parlais des conflits, du défi de la pastorale dans la résolution des conflits ethniques, pluriethniques. Je suis parti du cas du Rwanda, que je connais le mieux et qui interpelle beaucoup l’église. On a beaucoup critiqué l’Église, comme quoi elle n’aurait pas fait son travail et aurait été défaillante au regard de sa mission politique. En Europe, l’Église n’a pas non plus été toujours à la hauteur, ce n’est pas une raison suffisante de ne pas interpeller une fois de plus l’Église sur l’aspect de la prévention des conflits. Je constate au Rwanda de très intéressantes initiatives que ce soit de la part du gouvernement ou de la part de certaines ONG ou associations pour œuvrer à la réconciliation. Ce qui est arrivé au Rwanda est une catastrophe innommable, difficile de trouver les bons termes, mais c’est une catastrophe qui malheureusement peut se reproduire si on ne fait rien pour réconcilier les gens. Les groupes ethniques doivent se réconcilier pour cohabiter pacifiquement dans le pays car les Rwandais n’ont qu’un seul pays et pas deux. Ils sont condamnés à vivre dans ce pays tous ensemble.
JPW — Par rapport aux victimes de ce génocide, des commissions vérité et réconciliation ont été mises sur pied. Suffisent-elles à rendre les relations sociales possibles entre les différents protagonistes du drame, les victimes et les bourreaux ?
ET — Oui, c’est un pas dans la bonne direction, mais cela ne peut pas suffire. Les commissions ne suffisent pas, c’est pour cela que j’interpelle l’Église et les Églises, toutes les personnes de bonne volonté, parce que nous sommes chrétiens, nous savons que la réconciliation n’est pas seulement une affaire humaine, la réconciliation, c’est un don de Dieu ; Alors, c’est bien de créer des commissions, c’est bien de tenter de mettre en place des structures au niveau politique, mais c’est surtout important qu’au niveau des cœurs les gens puissent se réconcilier, c.-à-d. qu’il y a des haines, des rancœurs, des gens ne sentant pas capables de pardonner et ça, ce ne sont pas des commissions qui peuvent les amener à pardonner. Qui dit réconciliation, dit pardon et je pense que l’Église a vraiment une mission très importante de s’adresser au cœur des gens. Il faut que les gens comprennent que Dieu pardonne tout même dans des situations innommables comme celle du génocide. L’homme parfois, souvent même, est capable de
pardonner, mais Dieu pardonne tout. Et ce n’est que par la force de Dieu, par la puissance de Dieu, de l’Esprit Saint que l’homme peut parvenir à pardonner tout, même le bourreau, même l’ennemi, même l’adversaire, peu importe les qualificatifs, on ne peut trouver la force de pardonner qu’auprès de Dieu.
JPW Appliquée au conflit qui a éclaté dans les banlieues françaises, cette leçon a du sens ?
ET — Oui, tout à fait, elle a du sens. Dans le cadre de mes activités d’éducation des adultes, j’ai invité un des pasteurs français travaillant au sein de la Mission Évangélique Populaire au moment des évènements des banlieues françaises et avec lui nous avons discuté justement du rôle de l’Église dans cette situation des banlieues. Il faut savoir que la situation des banlieues françaises n’est pas unique au monde. À mon arrivée en Belgique, j’ai commencé à travailler comme animateur de rue dans l’un des quartiers populaires de Bruxelles qui s’appelle les Marolles. J’ai travaillé avec un abbé qu’en Belgique nous appelons l’abbé Pierre. Il s’appelle l’abbé Jacques VanderBiest, qui a consacré toute sa vie aux pauvres de son quartier. C’est un quartier très pauvre et qui comprend beaucoup de jeunes issus de l’immigration, de 2e ou 3e génération d’immigrés qui ont perdu tout espoir d’avoir une vie heureuse, un avenir heureux. J’ai travaillé avec ces jeunes pendant cinq années. Ces jeunes, si vous dialoguez avec eux, si vous ne vous mettez pas à les écouter, ce n’est pas en passant furtivement que vous n’allez pas vous rendre compte qu’ils ont des problèmes. Il faut aller voir là où ils sont, comment ils vivent, de voir comment une famille de 5/6 enfants est entassée quelque 20 m2, où, pour dormir, il faut que les uns aient dormi la journée et que les autres aient dormi le soir, des jeunes qui n’arrivent pas à terminer l’école secondaire, ce sont des jeunes sans qualification et dans une société où il faut le diplôme pour avoir un avenir, vous comprendrez donc que cette situation n’est pas propre à la France, même si la France présente des particularités, il existe un défi à relever, écouter les gens, écouter les jeunes et leur permettre de s’exprimer et de dialoguer. Il ne faut pas les abandonner à eux-mêmes. En Europe, il existe peu de gouvernements s’occupant du sort des personnes pauvres, des personnes sans formation ni qualification ni revenus suffisants. Ces personnes sont exclues, des abandonnés. La conséquence, c’est que ces gens continuent à mijoter leur colère et leur haine au point d’exploser un jour. J’apprécie beaucoup ces églises qui essaient d’écouter les gens, de mettre les gens en dialogue et même au niveau paroissial de permettre à des gens de cultures différentes, de communautés différentes, d’origines différentes puissent se parler, se connaître, s’entraider et se soutenir mutuellement. C’est ce dialogue qui manque.
JPW — Et pour conclure, n’est-ce pas là les conditions à remplir pour réussir la mission, l’évangélisation que nous confie, le Christ, l’écoute, l’acceptation de l’autre, l’accueil de l’autre tel qu’il est avant tout dialogue, ou pour rendre possible tout dialogue ?
ET — Oui, tout à fait. Je constate justement qu’à la différence d’autres continents comme l’Afrique ou même l’Amérique le dialogue devient un grand problème en Europe : on n’est pas prêt à prendre le temps d’écouter l’autre. En Europe, on n’a pas de temps à consacrer aux autres. On est toujours pressé, on a toujours ses préoccupations et ça me paraît être un grand problème dans notre société : on ne trouve pas de gens prêts à t’écouter, les gens ne se parlent pas, les gens ne s’écoutent pas, le phénomène devient inquiétant. Et quand vous commencez à raconter votre histoire privée, les gens vous prennent pour un malade, vous ne devez pas exposer votre vie privée, vous ne devez pas parler de ce qui se passe chez vous et vous ne devez pas parler de vos misères.
L’un des grands défis d’ailleurs de l’évangélisation, et nous sommes en train de l’apprendre dans ce Congrès, et c’est très intéressant, c’est de permettre aux gens de se parler et de s'écouter mutuellement. Ça manque beaucoup en Europe.
JPW — Il faut retrouver la culture du baobab, à savoir apprendre à se retrouver sous le baobab comme David était assis sous l’olivier pour pratiquer l’écoute.
ET — Oui, cela continue à se faire dans certains continents, notamment en Afrique : beaucoup de problèmes entre les gens se résolvent, puisque les gens ont pu s’asseoir ensemble dans un petit buisson ou sur la route. Il arrive souvent que les gens se rencontrent, même s’ils ne se connaissent pas, mais si tu as envie de parler à une personne, elle s’arrête et cause avec toi. Ici, on ne peut pas arrêter quelqu’un qu’on ne connaît pas pour commencer à lui parler. Non, je pense que l’Europe, les citoyens européens ont besoin de redécouvrir le sens du dialogue, l’écoute de l’autre et je constate que dans beaucoup de villes on peut habiter avec quelqu’un dans un même immeuble, je suis au premier étage, vous êtes au deuxième étage, on vit ensemble pendant 10/15/20 ans sans se parler, sans connaître qui vous êtes et qui je suis et je trouve que c’est une situation inquiétante. Il faut attendre qu’il y ait un incendie, un problème pour que les gens dans l’immeuble puissent se parler. Je trouve que c’est une catastrophe. Ce n’est pas normal que des gens vivant dans un seul et même immeuble ne puissent pas se connaître, se parler. Ça me paraît un grand problème
JPW — L’indifférence tue, l’attention ouvre des portes…
ET — L’indifférence est pour moi un cancer très grave en Europe, parce que nous sommes dans une société où pratiquement personne ne s’intéresse à l’autre si on n’a pas d’amitié ou de relation particulière. On ne s’intéresse pas à l’autre et même quand on prend connaissance de situations difficiles qui nous interpellent, de gens qui sont dans des situations difficiles, l’attitude des gens est souvent une attitude d’indifférence. Ce sont les autres, ça ne me regarde pas, pourvu que cela n’arrive pas chez moi. On constate pareille attitude d’indifférence, dommage, même parmi des chrétiens. Il y a des églises où les gens se rencontrent à peine au sortir des cultes : chacun court chez soi une fois le culte fini et je l’accepte difficilement. Même à l’église, les gens ne prennent pas le temps de se parler, de se saluer et de s’échanger des informations, alors qu’au fond l’église est là pour ça, pour la rencontre.
JPW — A l’indifférence s’oppose donc l’amour qui accueille, l’attention pour l’autre.
ET — L’amour, tel que Dieu nous l’a manifesté en Jésus-Christ, c’était un amour de rencontre et Dieu a décidé de nous rencontrer, sans que nous le demandions. Ce n’est pas nous qui avions demandé à Dieu de nous envoyer Jésus-Christ. Il a pris l’initiative de venir à la rencontre de l’homme et je le trouve très important. Je trouve que dans l’amour il ne faut pas attendre que les autres demandent à vous rencontrer. Un chrétien est toujours prêt à relever le défi, à prendre l’initiative pour exprimer l’amour et témoigner de l’amour du Christ.
JPW — Pour cela, on peut compter sur la présence de Dieu ? Votre nom, Twagirayesu, en est la preuve.
ET — Ah, mon nom, c’est toute une histoire, comme beaucoup de noms africains. C’est l’histoire de la foi chrétienne de mon père, qui s’est converti parmi les premiers à l’Église méthodiste qui s’est implantée chez nous dans les années quarante. Il avait 19 ans. Et je suis né quand il avait 21 ans et j’étais l’aîné de 12 enfants qui allaient suivre, 7 garçons et 5 filles. Et premier geste de reconnaissance et d’expression de sa foi, parce que les noms africains expriment toujours les circonstances de la naissance d’un enfant. En Afrique, dans très peu de pays, les parents donnent systématiquement les noms aux enfants. C’est souvent un nom, celui de son père ou de sa mère, si l’on est dans une société matriarcale. Ici, mon papa a voulu exprimer sa nouvelle ferveur envers le Christ. Au moment de ma naissance, il me donnera le nom suivant «Twagirayesu » «Que nous ayans Jésus? ». Que Jésus soit avec nous, voilà ce qu’il a voulu exprimer.
JPW — Ce sera le mot de conclusion «Twagirayesu», «Que Jésus soit avec nous ».
Source: EEMNI