Près de 60 personnes ont rencontré la délégation "lettres vivantes" dans la zone humanitaire "Las Camelias" au Curvaradó, département de Chocó, Colombie. © William Delgado/COE
Elles ont pour nom Pueblo Nuevo (nouveau village), Bella Flor (belle fleur), Nueva Esperanza (nouvelle espérance), El Tesoro (le trésor). Des noms qui expriment clairement ce que les "zones humanitaires" signifient pour ceux qui les habitent. Là, des centaines de familles déplacées par la violence qui règne dans les régions rurales de Colombie tentent de reconstruire leur existence, tout en réclamant la restitution de leurs terres.
En octobre 1996, huit paysans furent assassinés par les paramilitaires dans la communauté de Brisas de la Virgen, dans le département de Chocó, au nord-est de la Colombie. Quelques familles de la communauté prirent la fuite, mais toutes ne le firent pas. Deux mois plus tard commencèrent les disparitions forcées et les tueries. On a vu des dizaines de cadavres flotter le long de la rivière Atrato.
En février 1997, les forces armées lancèrent l'opération Genesis, dans le but avoué d'anéantir les rebelles de gauche. Dans la circonscription de Riosucio, le bombardement se poursuivit des jours durant. Comme le donne à penser le nom de l'opération, il s'agissait de créer un monde nouveau, dans lequel il n'y aurait pas de place pour les paysans d'ascendance africaine, les autochtones et les métisses qui avaient vécu sur ces terres depuis des générations.
Les familles qui étaient restées prirent le long chemin du déplacement forcé. Selon Amnesty International, quelque 6'500 personnes de 49 communautés de la circonscription de Riosucio durent s'enfuir de chez eux. La majorité d'entre elles mirent des semaines à traverser la forêt à pied. Beaucoup moururent en chemin.
Enrique Petro et d'autres dirigeants communautaires sont au nombre des survivants. Début décembre, ils ont fait part de qu'ils ont vécu à une équipe œcuménique "lettres vivantes" du Conseil œcuménique des Eglises (COE) qui leur a rendu visite dans la zone humanitaire de Las Camelias, dans le bassin de la rivière Curvaradó où vivent actuellement 18 familles.
Les "Lettres vivantes" sont de petites équipes œcuméniques qui, dans le cadre de la Décennie Vaincre la violence soutenue par le COE, se rendent dans différentes parties du monde où des chrétiens s'efforcent de promouvoir la paix dans des situations de violence. Elles ont pour but d'exprimer la solidarité de la communauté œcuménique et de s'informer de la manière dont on affronte les défis dans les régions qu'elles visitent.
L'équipe "lettres vivantes" qui a visité la Colombie du 6 au 12 décembre a écouté les témoignages de première main de membres de communautés qui, au fil des ans, ont subi jusqu'à 15 déplacements forcés. Ces personnes n'ont pas seulement rappelé comment elles ont du abandonner leurs foyers en raison de la violence - surtout étatique et paramilitaire -, mais elles ont aussi dénoncé la manière dont elles ont été dépouillées des terres dont elles étaient propriétaires.
Les affaires sont les affaires
La région du Chocó revêt une importance militaire pour toutes les parties au conflit qui s'affrontent depuis les années 1960: l'armée, deux organisations rebelles de gauche et des groupes paramilitaires de droite. Proche de la frontière du Panama et recouverte de forêt tropicale, elle est une plaque tournante du trafic d'armes.
Cette région présente également un grand intérêt économique. Emplacement envisagé pour un canal qui relierait la mer des Caraïbes à l'océan Pacifique et une autoroute joignant Panama à la Colombie, elle regorge en outre de richesses minières et est riche en terres cultivables, en bois et en biodiversité.
Ainsi, la population civile de cette région qui détient, individuellement et collectivement, des droits de propriété légitimes sur des terres dont la valeur a décuplé depuis 1996, est devenue un obstacle pour les acteurs militaires ainsi que pour de puissants intérêts économiques.
Aujourd'hui, des compagnies transnationales consacrent de vastes étendues de ce territoire à la culture intensive de palmiers africains en vue de la production d'huile ainsi qu'à l'élevage.
"Nous avons vu comment, au nom de projets économiques, on a pris prétexte du conflit armé pour expulser des paysans et voler leurs terres ", a déclaré le pasteur Christopher Ferguson, représentant du COE auprès des Nations Unies et membre de l'équipe "lettres vivantes". Et il a ajouté: "Certaines compagnies multinationales sont responsables de la souffrance de ces communautés".
Outre la région du Curvaradó et les villes de Bogotá et de Barranquilla, une partie de l'équipe "lettres vivantes" a visité la ville de Trujillo, dans le département de Valle del Cauca, à l'est du pays. Trujillo est connue surtout par un cycle de violence qui a fait plus de 340 victimes entre 1989 et 1994; mais les assassinats et les disparitions continuent jusqu'à nos jours.
"J'ai été impressionné par la manière dont les familles des victimes ont su transformer leur souffrance en résistance, au travers de leur recherche de la vérité, de la justice et de réparations", a déclaré l'évêque Aldo Etchegoyen, de l'Eglise évangélique méthodiste d'Argentine et membre de l'équipe "lettres vivantes".
Zones de refuge et de résistance
Depuis 1999 déjà, quelques uns des déplacés au Curvaradó et dans la localité voisine de Jiguamiando tentèrent de retourner chez eux avec le soutien d'organisations non gouvernementales, notamment la Commission inter-ecclésiale Justice et paix.
En 2001, une attaque des paramilitaires provoqua de nouveaux déplacements. La première implantation de palmiers africains sur les terres des communautés expulsées a coïncidé avec cet exode. Moins de dix ans plus tard, ce qui avait été une forêt tropicale s'est transformé en un "désert vert" de palmiers à huile.
En 2002, et de nouveau en 2003, la Commission interaméricaine des droits de l'homme (CIDH) a appelé à la défense des droits des membres des communautés du Curvaradó et du Jiguamiando,
A partir de 2003, les zones humanitaires de Pueblo Nuevo (90 familles), Nueva Esperanza (47 familles) et Bella Flor (30 familles) se sont constituées au Jiguamiando. Dès 2006, trois de ces zones se sont créées dans la région de Curvaradó, notamment El Tesoro et Las Camelias.
Les zones humanitaires sont des territoires clairement délimités et identifiés, habités par une population civile et dont l'entrée est interdite aux forces armées de tous les partis, quelles qu'elles soient. Sur ces territoires, des groupes de familles se soutiennent mutuellement face à la militarisation et affirment leurs droits. Depuis mars 2005, ces zones comptent sur l'appui de la CIDH, qui a demandé à l'Etat colombien de leur accorder une protection spéciale.
Face à la présence permanente dans la région de ce que l'Organisation des Etats américains appelle "des structures armées illégales, liées à des entreprises économiques illicites", les Eglises et les organismes œcuméniques réagissent notamment en assurant une présence permanente auprès des communautés.
Cet accompagnement est mis en œuvre par des volontaires – normalement au nombre de deux – qui vivent avec les familles dans les zones humanitaires, ainsi que l'a expliqué à l'équipe "lettres vivantes" le père Alberto Franco, de la Commission inter-ecclésiale de Justice et paix.
"Désormais, nous voulons apporter au monde entier le témoignage de ces enfants, de ces vieillards, de ces veuves qui nous ont raconté leurs expériences de souffrance et de perte", a dit le pasteur Jorge Ziljstra, secrétaire du Conseil des Eglises d'Amérique latine pour les Caraïbes et la Grande Colombie. "Au cœur des incertitudes, de la crainte et des menaces de mort, ils continuent à résister et à lutter pour la justice et la dignité."
20 décembre 2008