JEAN-JACQUES MÉVEL a mené pour le compte du quotidien Le Figaro une enquête dans la Chine profonde à propos de ces communautés de maison évangéliques en plein essor et qui font trembler les autorités chinoises. Ces croyants refusent de se mettre sous le joug du pouvoir et endurent une sévère répression. Le journaliste note entre autres le cas de ces méthodistes de Langzhong envoyés dans un camp de rééducation pour le seul motif de faire partie d’une secte soit-disante malfaisante.
Le président Jacques Chirac entame mercredi une visite de quatre jours en Chine accompagné de grands patrons du CAC 40, même si aucun gros contrat n'est attendu, en particulier dans les dossiers qui piétinent. Il arrive dans un pays où, prises entre marxisme scientifique et culte de l'argent, les Églises clandestines tentent d'étancher la soif de valeurs plus élevées. Sur ce « marché des âmes », les différentes mouvances protestantes sont les plus actives et regrouperaient aujourd'hui la deuxième communauté de foi, malgré la répression de la police antireligieuse.
AU BOUT de l'impasse, un parc à vélos bourré à craquer et les familles qui s'engouffrent dans la pénombre d'un pas décidé témoignent de l'affluence. Une fois hissée à l'étage, la foule se fait silencieuse. « Les portes et les fenêtres sont toujours fermées à double tour, chuchote un habitué. Il suffit d'un chant ou de l'écho d'une prière pour nous faire repérer. »
Vers cette grande salle aveugle, dépourvue même d'une simple croix, des femmes et des hommes de tous âges convergent deux fois par semaine, souvent avec leurs enfants. Parmi les 150 000 habitants de Langzhong, ils ne sont pas les seuls à vivre leur foi dans la hantise d'une descente de police. La ville, posée sur la paisible rivière Jialing, compterait plusieurs dizaines de ces « temples à domicile », fréquentés par près de 2 000 clandestins.
En République populaire, la liberté de croyance est garantie par la Constitution depuis le début des années 1980. Mais c'est à peu près tout. La pratique reste solidement enrégimentée : elle est interdite hors d'églises ou de temples d'État, eux-mêmes placés sous la coupe d'organisations religieuses affidées au régime. Le temple protestant de Langzhong ? « Je ne sais pas où il est, répond Song, un vieux fidèle. Mais je n'y mettrai jamais les pieds. Ce n'est pas un lieu de culte. C'est une officine du Parti. »
Cette défiance, commune à beaucoup de protestants et de catholiques chinois, soutient depuis vingt ans l'essor de communautés clandestines qui professent l'autorité supérieure de la Bible, ou celle du Pape, contre l'État-Parti. Dans leur compétition souterraine, les deux grands courants du christianisme se battent à armes inégales. Les catholiques, bien plus nombreux lors de la prise de pouvoir communiste, en 1949, seraient aujourd'hui dominés à trois contre un, voire plus, par les protestants de toutes obédiences.
Les avantages « moraux » d'un renouveau contrôlé
La Chine confère 16 millions de fidèles au protestantisme officiel et à sa courroie de transmission, le Mouvement patriotique des Trois Autonomies. Mais des calvinistes aux évangélistes charismatiques, la mouvance clandestine fait sans doute monter le total à 40 ou 60 millions. Dans son rapport sur la liberté religieuse dans le monde, le Département d'État américain citait en juin des estimations allant jusqu'à 100 millions. En Chine, « les protestants sont comme des poissons dans l'eau », confirme Benoît Vermander, jésuite et expert de la religion basé à Taipei.
Sur le marché des âmes à convertir, le protestantisme a des atouts qui échappent au Vatican. Par ses multiples obédiences, il offre une palette de croyances propres à séduire un public plus large, bien que les fidèles chinois se définissent eux-mêmes comme « protestants » plutôt que comme anglicans, luthériens ou pentecôtistes. Les hommes et surtout les femmes y trouvent une voix au chapitre que le catholicisme continue de leur refuser. Décentralisé et le plus souvent dépourvu de rites et de décorum, le protestantisme s'adapte fort bien à la discrétion qu'impose l'omniprésence de la police antireligieuse.
À Pékin, cette explosion souterraine n'est pas passée inaperçue. Le discours lénifiant de la direction chinoise sur les avantages « moraux » d'un renouveau contrôlé du bouddhisme, du taoïsme, de l'islam ou du christianisme perd son autorité lorsque les effectifs d'une religion réputée étrangère rivalisent d'un coup avec ceux du PC chinois (70 millions d'adhérents). La dernière grande frousse du régime, l'émergence du mouvement mystique Falun Gong, avait débouché sur une punition sanglante en 1999. Face aux protestants chinois, l'équipe Hu Jintao n'en est pas là. Mais elle a clairement choisi la répression.
À cause de sa foi, Song, 70 ans, a connu de multiples amendes et trois séjours de quinze jours à trois mois en « détention administrative », c'est-à-dire sans jugement. Madame Liu, 32 ans, pasteur à Langzhong, vient de voir son mari et son beau-père expédiés pour deux ans dans un camp de travail à cause de leur appartenance à « une secte malfaisante ». Le juge de Langzhong et sa sentence bien sûr dictée par le parti local ignoraient sans doute que le méthodisme est une congrégation respectée. Du moins en Suisse, en Allemagne, en Grande-Bretagne, aux États-Unis et même en Corée du Sud...
La dernière descente de police vers le temple clandestin du vieux Song s'est soldée par une douzaine d'interpellations et par quatre condamnations allant jusqu'à deux ans de « rééducation » dans les camps. Surpris à la sortie de l'office, les fidèles de Langzhong ne doivent qu'à la présence d'avocats pékinois d'avoir pu échapper à une humiliation publique : l'exhibition tête baissée, un écriteau sur le ventre et les mains liées dans le dos, comme au temps de la Révolution culturelle. Contre les protestants, la ville avait déjà organisé il y a quatre ans une pareille mise en scène.
Lorsque la question est posée à Pékin, les experts officiels répondent généralement en regrettant les « dérives » procédurales des pouvoirs locaux. La ligne officielle, nourrie par un énorme effort de propagande visant l'étranger, est que le régime est aujourd'hui plus tolérant envers la religion. Présentée comme une avancée, la réglementation chinoise de mars 2005 reconnaît l'inviolabilité du domicile et la pratique de la prière individuelle en privé.
L'ennui est que ces textes novateurs, dont l'initiative revient à l'équipe du président chinois Hu Jintao, ont coïncidé avec une répression accrue de tout ce qui reste interdit aux protestants comme aux catholiques : le catéchisme des enfants, les offices religieux hors d'un établissement officiellement reconnu (et un autre jour que le dimanche), ou encore la formation des prêtres ou des pasteurs hors des circuits contrôlés par l'État-Parti. Dans tous les cas de figure, la mouvance protestante des temples à domicile est au coeur de la cible. Quand cela ne suffit pas, la police sait invoquer le tapage nocturne ou l'infraction aux normes de sécurité.
« C'est la génération sans dieu »
En 2005, le régime chinois a arrêté 1 958 pasteurs, d'après la comptabilité scrupuleuse tenue par China Aid Association, une ONG américaine du Texas. L'été dernier a vu la destruction à coups de bulldozers d'un temple « illégal » à Xiaoshan, dans la province côtière du Zhejiang, bastion historique du protestantisme chinois. Il y a quelques jours, un tribunal populaire de la province de l'Anhui a condamné à deux ans de prison le pasteur Wang Zaiqing pour « pratique commerciale illégale ». Lié au mouvement des temples à domicile, ce prêcheur unijambiste distribuait gratuitement des bibles et de la littérature chrétienne.
Li Baiguang, avocat pékinois des causes difficiles et lui-même protestant, ne croit pas à un prochain desserrement de l'étau. « Au contraire de ses prédécesseurs Deng Xiaoping et Jiang Zemin, l'actuel numéro un Hu Jintao ignore tout de l'étranger et de la Chine d'avant le communisme. Il appartient à une génération grandie sous Mao, formée à l'école des gardes rouges et qui est incapable de percevoir ce que sont l'initiative individuelle, la démocratie et la liberté de conscience. C'est la génération sans dieu. »
En face, la flamme n'est pas près de s'éteindre. Dépouillée de ses traditions, livrée à vingt ans de culte de l'argent et de chacun pour soi et projetée dans une ère de turbulences sociales, la Chine est en quête de valeurs plus élevées. Sans entrer dans la sphère politique ou spirituelle, il n'y a qu'à voir la profusion spontanée d'associations de défense de l'environnement ou d'assistance aux travailleurs migrants pour constater à quel point le parti unique a perdu, surtout dans les villes, le contrôle des élans solidaires et des ardeurs collectives.
Dans le domaine religieux, l'ouverture vantée par le régime porte aussi un coup sérieux à la crédibilité des cultes à la botte. Grâce à Internet, aux études à l'étranger et à l'activisme des Chinois d'outre-mer, les chrétiens découvrent que le régime censure les Écritures aussi sûrement que toute autre forme de dissidence.
Sans parler de l'universalité de l'Église, le catholicisme et le protestantisme officiels ignorent des enseignements aussi fondamentaux que la Genèse, le don du Saint-Esprit, le second avènement du Christ et le Paradis, tous considérés comme incompatibles avec le marxisme scientifique. La peine de mort et l'avortement coercitif, politiques d'État, voient leur condamnation par la plupart des églises de la planète passées sous silence. « Dans la religion, le PC ne retient que ce qui peut servir le peuple, c'est-à-dire une morale politique qui nie le libre-arbitre », estime l'écrivain protestant Wang Yi.
À Langzhong, comme dans le reste de la Chine, la mouvance clandestine a vu refluer vers elle des fidèles dégoûtés par le caviardage des Évangiles, mais aussi des pasteurs « officiels » las de servir la soupe politico-religieuse concoctée à Pékin. « Dans ma nouvelle église, je peux me vouer totalement à Dieu », explique l'un de ces « déserteurs ». Cette liberté a un prix : la police lui a confisqué sa cagnotte, son magnétoscope et ses vidéocassettes avant de l'envoyer pour quinze jours dans ses geôles. Ce n'était peut-être qu'un avertissement.
23/10/06
Source: Le Figaro