Jersey, Saint Hélier : La grand mère méthodiste, le berger galiléen et ses moutons en peluche

Tout est calculé pour le confort du fidèle, comme du visiteur. Confort du siège, de la vision, de l'accueil, chaleureux, instantané. Assimilation immédiate sans préalable. Empathie express, enthousiasme communicatif. "Le message est le massage", affirmait Mac Luhan.


L'église méthodiste de Saint-Hélier (Jersey) est carrée, vaste, et confortable. Nette, claire et ripolinée comme un intérieur flamand. Cossue même avec piano à queue, orgue à tuyaux frais repeints, comme la tribune en fer à cheval. Moquette anti-chute, main courante, chauffage. Sièges larges, moelleux, accessibles. Les écrans guident mieux que des livrets pas toujours lisibles. L'église a été équipée d'une sonorisation destinée aux personnes appareillées.


Et la célébration autour de la crèche vivante ressemble à une fête de famille. Joseph et Marie ont meilleure mine que dans la Bible. Les bergers promènent à bout de bras, leurs moutons en peluche ; et les trois rois mages – des reines adolescentes – ont pris une sympathique avance sur le calendrier. La Nativité, la mauvaise grâce de l'aubergiste, l'étoile qui conduit les bergers jusqu'à la crèche… Rien n'a été oublié, sauf l'âne. Une dernière répétition sonorisée a juste précédé l'assemblée du dimanche. Marie, Joseph et le narrateur disposent d'un micro cravate. Cantiques et scènes alternent. On chante debout, on regarde, assis, la scénographie. Commandés par la régie informatique, les versets, les paysages de Palestine, les indications pratiques apparaissent en images projetées de chaque côté de la chaire transformée en crèche. Musiques classiques à l'orgue ; contemporaines avec piano, guitares et clarinettes, et battements de mains. Gospel, soul.


La révérende Liz Hunter, tailleur-pantalon anthracite et col romain – l'animation, le message –, ses enfants, – l'orchestre – et son conjoint – l'organisation – ne ménagent pas leur peine, ni leurs voix. Le public non plus. Mais à la mesure de sa fragilité. Quelques familles – celles des enfants qui peuplent la crèche ; mais surtout des octogénaires. Des femmes, conformément à l'espérance de vie de chaque sexe.


"L'hypervalorisation du présent des fils sur le passé des pères"


Coexistence de quelques enfants mimant en costume une tradition bimillénaire et de dizaines de vieilles dames, dépositaires d'une stricte éducation biblique, de la mémoire de leur église bicentenaire, des souvenirs douloureux de l'île anglo-normande : la guerre, les maris aux armées, la promiscuité avec l'occupant allemand, l'isolement, les privations, le rationnement, la famine, même, en 1945 [1]. Au delà du partage et de l'émotion de l'instant, le face à face des générations s'instaure. Celui de deux univers culturels étrangers. Les aînés éprouvent chaque jour plus de mal pour trouver un interlocuteur auquel ils transmettraient leur souvenir, ou juste le plaisir d'être. Leurs enfants éprouvent un manque d'appétit et de codes partagés pour tirer profit du message.


"L'hypervalorisation du présent des fils sur le passé des pères, finit par remettre en cause l'idée même de progrès. Nous vivons une sorte de perpétuel présent, où le futur ne fait guère plus sens. Il n'y a plus tellement de projet d'avenir, parce que le passé, aussi, n'a plus tellement de signification pour nous", explique Jérôme Bindé, le prospectiviste de l'Unesco (Le Monde, 17-18 décembre).


Il constate l'émergence d'un monde sans veille, ni lendemain, peuplé d'adolescents en quête d'eux-mêmes à des âges multiples. Un monde marqué par la perte de l'autorité des anciens et l'obsolescence des savoirs historiques, désormais démonétisés.

J'avais déjà assisté en 2005 à la préparation de Noël au St Hélier Methodist Center de Halkett Place. La chaleur de la communion des générations était palpable dans son instantanéité. La crèche vivante amuse les enfants sans arrière-pensée et pondère l'âge de l'assemblée. L'église était à demi pleine, le dimanche 18 décembre 2005.


Elle l'était un peu moins le dimanche 17 décembre 2006. Dans dix ans, elle sera vide si ses très vieilles dames n'ont pas trouvé la possibilité de transmettre leur part d'aventure, de Bible et de mémoire. Et nul, alors, ne s'en souciera. Comme si les mouvements de l'histoire ne pouvaient plus servir à comprendre, ni construire, l'harmonie du futur.


Jean-Yves Ruaux


[1] Bunting, Madeleine, "The Model Occupation : The Channel Islands Under German Rule, 1940-45", Harper Collins (1995) ; Ruaux-Jean-Yves, "Vichy-sur-Manche, Les Iles Anglo-normandes sous l'occupation". (Ouest-France 1994).


19/12/2006

Source: Seniorscopie/Notre Temps