France : Analyse du mouvement évangélique par Sébastien Fath, historien et sociologue rattaché au CNRS

Le Monde daté du 3 juin 2007 consacre une page au mouvement évangélique. Stéphanie Le Bars interroge le spécialiste français du mouvement évangélique, Sébastien Fath, historien et chercheur en sciences sociales auprès du  GSRL (Groupe Sociétés Religions Laïcités) EPHE/CNRS




En forte expansion à travers le monde les Eglises évangéliques sont-elles l'avenir du christianisme ?


La tendance est à la croissance pour la prochaine décennie, même si les situations sont contrastées selon les pays. Depuis trente ans, les flux évoluent chaque année vers le sud, surtout vers l'Afrique et les Caraïbes.


On peut estimer à un demi-milliard le nombre d'évangéliques à travers le monde. Quelque 200 millions sont de type piétiste orthodoxe et insistent sur la rigueur doctrinale (parmi eux, les fondamentalistes protestants), et plus de 200 millions sont des pentecôtistes et charismatiques, qui ont une approche miraculeuse de la foi. A ceux-là, il faut ajouter une sensibilité évangélique présente dans diverses confessions, même si ces dernières n'en ont pas l'étiquette. Contrairement à ce que l'on croit, les pentecôtistes et charismatiques sont minoritaires parmi les protestants aux Etats-Unis, mais majoritaires parmi ceux d'Amérique du Sud, d'Afrique, d'Asie du Sud-Est. En termes de missionnaires par nombre d'habitants, la Corée du Sud est aujourd'hui le premier foyer émetteur dans le monde.


Quelles sont les pratiques de ces divers courants ?


Le courant piétiste orthodoxe a généré le fondamentalisme américain ; il met l'accent sur l'expression orthodoxe de la foi et sur des dogmes, en rejetant le libéralisme protestant. Il pratique l'ascétisme chrétien, une lecture quotidienne de la Bible et la prière. Il a peu de choses à voir avec les transes, la prophétie ou les miracles. Les pentecôtistes et charismatiques, mettent l'accent sur ces manifestations miraculeuses. Le Saint-Esprit intervient très directement dans la vie du croyant, par des "charismes", c'est-à-dire des aptitudes particulières données par Dieu : guérisons, prophéties, enseignement ou, trait fondamental du pentecôtisme, par la glossolalie, qui est le pouvoir de parler miraculeusement des langues inconnues.


Dans les deux courants, on ne naît pas chrétien, on le devient par la conversion. C'est la thématique du born again ; il y a un "avant", marqué par le péché, et un "après", marqué par la renaissance.


Pourquoi ces Eglises rencontrent-elles maintenant un tel engouement ?


Une des clés du succès repose sur la chaleur communautaire que proposent ces Eglises dans des sociétés individualistes. Pour des êtres perdus dans les grandes métropoles, c'est un point d'ancrage. Dans ces "communautés-providence", tous les besoins, qu'ils soient spirituels, psychologiques ou physiques, sont pris en compte. On y trouve une prise en charge de la souffrance, mais aussi une aide alimentaire, la distribution de vêtements, des offres d'emploi... Autre élément important, notamment dans les sociétés occidentales : l'accent mis sur la spiritualité de l'épanouissement, en phase avec l'hédonisme des sociétés séculières. On propose également dans ces mouvements un espoir et des valeurs en kit, simplifiées, assimilables par l'homme de la rue. Dans des sociétés où l'on est bombardé d'informations, ces mouvements offrent des certitudes et un seul choix : Jésus-Christ et la Bible.


Quels apports peuvent avoir ces Eglises ?


En dépit de leurs différences, ces courants rencontrent un succès car ils proposent une culture religieuse largement démocratique ; et ce, même s'il existe des exceptions de taille avec les dérives sectaires chez certains charismatiques, notamment. Sinon, il s'agit de mouvements décentralisés, où l'on choisit son pasteur, où l'on vote pour ses finances, où les laïcs sont très présents et où, en principe, l'on n'impose pas d'en haut aux fidèles ce qu'ils doivent croire.


Dans certaines sociétés, le développement de ces mouvements correspond à une aspiration à la démocratie. Le religieux permet de contourner des systèmes verrouillés. Il est parfois le seul mode d'expression de choses que l'on ne peut pas dire sur le plan politique. Il montre aussi un désenchantement par rapport aux grands récits de la modernité, notamment le marxisme : en Amérique du Sud, la théologie de la libération "pour les pauvres" décline au profit du pentecôtisme, une théologie "par les pauvres".


Vous parlez de dérives. Quels dangers peuvent comporter ces mouvements ?


Ils portent un risque de populisme et de simplisme avec un fort contrôle social et des effets d'enfermement, voire de dérives sectaires, comme dans le cas du charismatisme "troisième vague". Dans ce mouvement, en développement depuis les années 1980, est mise en avant une vision manichéenne selon laquelle "le diable est partout". Il faut "désinfecter" des territoires par la prière. Cette logique de combat suppose un chef, un "prophète" autoproclamé. Le processus de régulation démocratique passe alors par pertes et profits. En France, un quart des mouvements pentecôtistes et charismatiques relève de ce courant, qui dénote une crise de la modernité. L'essor des oeuvres et mouvements évangéliques révèle aussi (en Afrique notamment) l'échec des administrations et des acteurs politiques à répondre aux besoins de la société civile. Reste à savoir si les Eglises évangéliques peuvent redynamiser la société ou anémier davantage, par leur concurrence, des services publics incapables de faire face.


Quelle influence ces Eglises peuvent-elles avoir sur les croyances futures ?


Une chose est sûre : la tendance religieuse de fond, c'est qu'aujourd'hui les gens empruntent des parcours religieux personnalisés. Dans une vie, on peut naître catholique, devenir évangélique et finir bouddhiste. Les caractéristiques des mouvements évangéliques, dont les autres religions s'inspirent désormais, correspondent à ce moment de l'histoire religieuse.


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Sébastien Fath a son blog qui mérite le détour


03.06.07

Source: Le Monde