Hongrie, Berekfürdö: témoignage de Janice Love sur le rôle prophétique du mouvement oecuménique: dire la vérité aux puissants

[Credits] Voici à titre d'exemple la contribution de Janice Love sur le rôle prophétique du COE. Elle a porté son témoignage à la session de la Commission spéciale sur la participation des orthodoxes au Conseil oecuménique des Eglises (COE) qui s'est déroulée en novembre 2001 à Berekfürdö, en Hongrie.


L'auteur, Dr Janice Love, enseigne la religion et les affaires internationales à l'Université de Caroline du Sud, aux Etats-Unis. Membre de la Commission spéciale et présidente du groupe d'examen de la Décennie «vaincre la violence», Dr Love est membre de l'Eglise Evangélique Méthodiste (EEM) des Etats-Unis et a siégé au Comité central du COE de 1975 à 1998. Janice Love raconte ici son enfance et sa vie dans une famille de l'Alabama qui militait contre l'oppression raciale et qui a été tenue à l'écart de la communauté locale en raison de sa position anti-raciste. Dans son article intitulé «Dire la vérité aux puissants», elle parle aussi des témoignages de solidarité chrétienne venus du monde entier dont sa famille a fait l'expérience, au travers du mouvement oecuménique: «Nous nous sentions entourés et soutenus par les prières, les déclarations, le militantisme, les ressources et les encouragements de tous ceux qui, dans notre Eglise et au sein des organismes oecuméniques, considéraient la justice raciale comme centrale à l'Evangile. Le soutien qu'ils ont apporté au modeste combat que nous menions dans notre petit coin de pays a renforcé notre détermination, il nous a donné du courage et nous a aidés à surmonter la solitude et l'isolement dans lequel nous nous trouvions.» L'intervention de Janice Love est un plaidoyer pour le rôle prophétique du COE.


Son témoignage


L'un des points à l'ordre du jour de la Commission spéciale sur la participation des orthodoxes au Conseil oecuménique des Eglises (COE) est le rôle prophétique de l'Eglise et du mouvement oecuménique. Pour beaucoup d'orthodoxes comme de non-orthodoxes, le devoir de dire la vérité aux pouvoirs de ce monde, qui est l'essence même de la prophétie, est au coeur de la conception que nous avons de nous-mêmes en tant que chrétiens et en tant qu'Eglises. Cette question revêt aussi une dimension personnelle pour beaucoup de membres du mouvement oecuménique. Et je suis de ceux-là. 


Un jour de 1959, devant le presbytère où nous vivions dans le sud de l'Alabama, le Ku-Klux-Klan (KKK) a incendié une croix. J'avais six ans. Cet incident m'a profondément marquée. Mon père, avec un petit groupe de collègues pasteurs, avait commencé à militer pour les droits civiques. La plupart d'entre eux servaient dans des petites paroisses rurales et tous essuyèrent des attaques semblables de la part du KKK. Ces hommes et leurs familles, qui avaient choisi d'agir conformément aux principes évangéliques tels qu'ils les comprenaient, savaient que leur travail provoquerait une levée de boucliers dans ce Sud profond où l'oppression raciale était si fermement enracinée. Mais la vivacité de la réaction suscitée par ces efforts, somme toute, assez modestes en surprit plus d'un. Le militantisme de ces pasteurs avait été encouragé par un des responsables d'Eglise, mais la hiérarchie ecclésiastique de l'Alabama les désavoua et punit les membres du groupe de leur audace. C'est pourquoi, tout au long de mon enfance et même après, les membres de ma famille et ceux qui reprirent le flambeau du témoignage pour la justice raciale étaient sans cesse déplacés de paroisse en paroisse, et souvent taxés de «difficiles» par la hiérarchie et considérés comme des inadaptés sociaux dans les communautés locales. 


Pendant ce temps, dans les années 50, le Conseil National des Eglises des Etats-Unis avait lancé sa propre action, décisive et controversée, en faveur des droits civiques, en particulier dans le Sud. Dans les années 60, l'Eglise méthodiste des Etats-Unis, dont les structures mêmes reflétaient de forts préjugés raciaux, commença à purger son appareil administratif de toute ségrégation raciale, but qu'elle n'a atteint officiellement qu'en 1972. Dans les années 70, alors adolescente, j'appris qu'une autre organisation d'Eglises chrétiennes avait vigoureusement proclamé que l'injustice raciale était contraire à la volonté de Dieu; elle renforçait ces déclarations par des dons délibérément provocateurs à des groupes de victimes de l'oppression raciale. Il s'agissait, bien sûr, du Conseil Oecuménique des Eglises (COE) et de son Programme de lutte contre le racisme. Tous ces efforts étaient inscrits dans le cadre de luttes plus larges menées par les mouvements de réforme sociale qui se sont manifestés aux Etats-Unis et ailleurs dans le monde, et ils ont profondément marqué notre communauté. 


L'Evangile: un message puissant et libérateur pour les victimes de la violence et de l'oppression


C'est ainsi que, dans les années les plus formatrices de ma vie, j'ai appris qu'inspirés par notre foi, les membres de ma famille défendaient une vérité merveilleuse et emplie de joie sur la plénitude de vie en Christ, que les personnes les plus proches de nous rejetaient. Notre isolement par rapport à certains secteurs du méthodisme et aux communautés où nous vivions était néanmoins vivement contrebalancé par l'amitié chaleureuse, quoique lointaine, de ceux que nous savions être nos compagnons de lutte chrétiens. Nous nous sentions entourés et soutenus par les prières, les déclarations, le militantisme, les ressources et les encouragements de tous ceux qui, dans notre Eglise et au sein des organismes oecuméniques, considéraient la justice raciale comme centrale à l'Evangile. Pour moi, être l'une d'eux était un honneur immense. Le soutien qu'ils ont apporté au modeste combat que nous menions dans notre petit coin de pays a renforcé notre détermination, il nous a donné du courage et nous a aidés à surmonter la solitude et l'isolement dans lesquels nous nous trouvions. 


Bien qu'elle soit inscrite dans un contexte spécifique, mon expérience est comparable à celle de dizaines de milliers d'autres chrétiens qui sont face à une Eglise parfois profondément compromise et divisée et à des situations sociales hostiles. Ceux-là ont besoin de la solidarité des autres croyants qui voient dans l'Evangile un message puissant et libérateur adressé aux victimes de la pauvreté, de l'oppression, de la violence ou de la haine. Quant aux autres - ceux qui ne vivent pas ces situations difficiles - leur besoin d'intégrité exige d'eux qu'ils assument leurs responsabilités au regard d'un des fondements mêmes du Nouveau Testament: lorsqu'un des membres du corps souffre, tous les membres partagent sa souffrance. 


Les problèmes sociaux et éthiques qui se posent aux Eglises et au mouvement oecuménique aujourd'hui semblent par moments beaucoup plus compliqués que ceux que posaient le mouvement pour les droits civiques ou d'autres causes de justice sociale défendues ces dernières années. Je crains toutefois qu'en pensant ainsi on n'ait une vision déformée des dures réalités d'une histoire que beaucoup d'entre nous ont vécue. Nous cédons aussi parfois à la tentation d'oublier à quel point les divisions entre chrétiens ont pu être profondes à cette époque. Pour ceux qui avaient choisi alors de jouer un rôle prophétique, les réponses n'étaient pas toujours simples, le chemin à suivre pas toujours clair, et les fardeaux à assumer pas toujours supportables. Et pourtant, du mieux qu'ils le pouvaient, ces chrétiens se sont engagés dans la bataille en priant qu'ils trouveraient une «issue à la voie sans issue», pour reprendre la formule de nombreux Américains africains. 


Aujourd'hui, nous sommes à nouveau placés devant le même défi: il nous faut dire la vérité aux puissances du monde et apporter un témoignage prophétique dans des situations dominées par la mort et la destruction. Même offerte dans l'amour et dans la joie, l'obéissance a toujours été et sera toujours un acte coûteux. Jamais, le Christ ne nous a promis qu'il en serait autrement. 


En inscrivant la question du rôle prophétique de l'Eglise et du mouvement oecuménique à l'ordre du jour de la Commission spéciale, on se donne la possibilité de voir comment, le cas échéant, orthodoxes, anglicans, vieux-catholiques, protestants, quakers et autres traditions chrétiennes disent la vérité aux puissants. 


La Commission spéciale peut aussi apporter des éléments sur la manière de renforcer les mécanismes oecuméniques permettant d'aider les chrétiens et les Eglises à proclamer la bonne nouvelle évangélique de la justice, de la paix et de l'amour face à la mort, à la destruction et au désespoir. 


«Ensemble, nous sommes plus puissants que seuls». C'est la leçon que j'ai apprise durant mon enfance dans l'Alabama. 

_______________________


16 mai 2002

Source: Conseil oecuménique des Eglises (COE)