Sous le titre éloquent “la Bible n'appartient à personne”, Henri Tincq publie dans les colonnes du quotidien parisien “Le Monde” la recension du livre de Jaroslav Pelikan, “A qui appartient la Bible ? Le livre des livres à travers les âges” édité par La Table ronde (334 pages, 22 euros). Un ouvrage qui réhabilite, si besoin est, l’importance de l’Ecriture Sainte, le seul antidote contre le cynisme dans notre mobnde qui a sombré dans le matérialisme selon cet auteur. En la campagne oecuménique même lancée par la Société Biblique française autour de la Bible.
On croit tout savoir de la Bible. Comment ignorer encore que sa rédaction a duré plus d'un millénaire ? Qu'elle a donné forme et vie aux civilisations inspirées par la foi en un Dieu unique ? Qu'elle a guidé des générations de croyants, façonné des modèles de vivre, de penser, de peindre, de construire, d'écrire et de mourir ? Et pourtant, on lira, avec une impression de fraîcheur renouvelée, le récit que vient de faire Jaroslav Pelikan de la monumentale carrière de ce livre traduit en plus de 2 000 langues, qui est encore le plus diffusé au monde.
Ancien professeur à l'université Yale (Etats-Unis), Jaroslav Pelikan, Américain d'origine slovaque, né dans le luthéranisme et converti à l'orthodoxie, est l'un des plus grands historiens de la doctrine chrétienne. Son oeuvre est plus connue dans le monde anglo-saxon que dans les pays latins. Mais si son livre sur la Bible, qui vient d'être traduit en France par Denis-Armand Canal, est bien la synthèse attendue de décennies de recherches historiques, linguistiques et exégétiques, son écriture limpide le rend accessible à tous.
Le plus réconfortant est qu'il montre combien la Bible est d'abord un livre d'hommes racontant des histoires d'hommes. Histoires d'alliances, d'amours, de schismes, de guerres. La Bible est un ensemble de matériaux oraux, écrit M. Pelikan, qui ont été "immobilisés dans un livre comme une mouche dans l'ambre". Ce qui ne veut pas dire qu'elle soit restée immuable. Elle a subi toutes les transformations, déviations, trahisons liées au passage de l'oral à l'écrit, à la diversité des interprétations humaines, aux mutations de la langue, à la pénétration du texte dans la diversité des aires culturelles. Rien n'est plus étranger à l'histoire qu'un fondamentalisme qui chercherait dans des textes sacrés la légitimation d'une cause pour le présent.
La principale révolution est la traduction (à partir du IIIe siècle avant J.-C.) de la Bible hébraïque en langue grecque, qui était alors la langue universelle du bassin méditerranéen et des juifs en diaspora. C'est la "Septante" d'Alexandrie. "Moïse se met à parler en grec", écrit plaisamment l'auteur. La Torah et les Prophètes, livres offerts par Dieu au peuple hébreu, sont désormais à la portée de tous. Les récits fondateurs du christianisme, le "renouvellement" de l'alliance entre Dieu et les hommes, l'"accomplissement" de la promesse d'un Messie vont puiser dans la tradition prophétique, surtout celle d'Isaïe. Proche des thèses du traducteur Henri Meschonnic, Jaroslav Pelikan ose affirmer : "Le principal héritier de la Septante juive ne fut pas le judaïsme, mais le christianisme."
Dès lors, deux confessions, liées par un même texte, ne vont plus cesser de diverger. La Bible avait été une "mère" pour le judaïsme. Elle devient une "marâtre". C'est en grec que les Evangiles sont traduits et connaissent la prodigieuse expansion — au détriment du judaïsme — dont M. Pelikan retrace, jusqu'au Moyen Age et à l'époque moderne, toutes les étapes, notamment l'affranchissement par Luther d'une Bible monopolisée par la Tradition romaine et son développement dans le "nouveau monde".
Cet ouvrage offre une mise en perspective dépassionnée. Il démontre la vanité de toutes les tentatives d'appropriation de ces écritures sacrées et leur "polysémie", capable d'atteindre tous les hommes jusqu'à aujourd'hui, au-delà de leurs querelles de chapelles. Les Psaumes, le Cantique des cantiques et bien d'autres ont gardé leur pureté originelle. La Bible est "une beauté à jamais ancienne et toujours nouvelle", disait saint Augustin. Plus modestement, Jaroslav Pelikan conclut : "Même dans une période matérialiste comme la nôtre, la Bible se révèle être le seul antidote contre le cynisme."
23.11.05
Source: Le Monde