En marge de la sortie du film de Mel Gibson "La Passion du Christ" prévue le mois prochain, Michel De Jaeghere signe dans les colonnes du quotidien français "Le Figaro" une chronique où il rétablit un certain nombre de vérités relatives aux fondements du christianisme, quant au sens et à la portée de la mort du Christ et réfute à cette occasion l'accusation d'antisémitisme que le film recèlerait de l'avis de certains. En voici de courts extraits significatifs.
....Surnaturellement, les chrétiens savent qu'ils sont, par leurs propres péchés, les vrais auteurs de la mort du Christ, venu donner sa vie pour nous racheter de nos faiblesses, de nos trahisons, de nos indignités. Ce que Mel Gibson a manifesté, d'une façon saisissante, en voulant que sa seule apparition à l'écran soit celle de sa main tenant les clous qui s'enfoncent dans les paumes du Christ, lors de sa mise en Croix. Historiquement, cette mort a cependant été provoquée, voulue, consentie par des individus, par des êtres de chair et de sang qui, sauf à admettre qu'ils aient été victimes d'une prédestination par laquelle le Créateur les aurait condamnés à se faire les exécuteurs des basses oeuvres de la justice divine, sont restés jusqu'au bout libres de leurs actes: Judas, qui a livré Jésus, les grands prêtres qui l'ont condamné, Pilate, qui leur a prêté le concours de la force publique.
Si raconter cela, c'est faire acte d'antisémitisme, alors, c'est l'Evangile qu'il faut désormais interdire.
On dira (on a déjà dit) que mettre en cause les grands prêtres, c'est négliger le poids de l'occupation: le fait que les autorités juives n'auraient pu mettre à mort elles-mêmes le Christ sans l'aval des autorités romaines. ... Ce que dit l'Evangile, ce que saint Paul confirme ( «Ce sont les Juifs qui ont fait mourir le Seigneur Jésus et les prophètes», Thessaloniciens 15-16) c'est que la mort du Christ a été voulue par les autorités juives, parce que, selon les paroles de Caïphe, «il vaut mieux qu'un seul homme meure pour le peuple» (Jean 18-14)
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Préfet de la congrégation du clergé, et donc l'un des tout premiers collaborateurs du Pape, le cardinal Castrillon Hoyos a estimé quant à lui après avoir vu le film: «Je troquerais avec joie nombre des homélies que j'ai prononcées sur la Passion contre juste quelques minutes de ce film. (...) C'est un triomphe de l'art et de la foi. Je voudrais que tous les prêtres catholiques, dans le monde, le voient.»
On a accusé Mel Gibson de violence gratuite. On est moins délicat d'ordinaire, et il n'y a pas longtemps que certains célébraient la représentation d'un viol de treize minutes comme un miracle de création artistique. Mais quelle violence fut moins gratuite que celle qui fut subie, acceptée par le fils de Dieu pour le rachat de nos péchés? Si elle nous choque, c'est peut-être que nous avons pris l'habitude de ce que la Passion du Christ, la flagellation, le couronnement d'épines, la crucifixion soient pour nous des mots vidés de sens. Nous les répétons sans réaliser pleinement ce qu'ils signifient. L'Eglise interdisait autrefois les représentations de la Croix qui oblitéraient les marques de la souffrance du Crucifié. Nous avons oublié le Christ de douleurs de Mathias Grünewald, nous nous satisfaisons du Christ libérateur de Salvador Dali: sur la Croix, il semble avoir déjà ressuscité.
Dans un monde saturé d'images de violence et de détresse, la croix du Christ a cessé de nous apparaître pour ce qu'elle est: l'instrument du plus douloureux et du plus infamant des supplices, «scandale pour les Juifs, folie pour les païens» (Corinthiens, 1-22), l'autel du sacrifice sanglant qui a assuré la rédemption du monde..... Or cette violence est pour les Chrétiens le signe même de leur espérance : c'est elle qui leur fait comprendre qu'il n'est pas de crime dont le châtiment du Juste n'ait valu l'expiation. C'est à son aune que se mesure l'amour du Christ. C'est elle aussi qui rend si vaine la recherche des responsables de sa mort sur la Croix: par le caractère unique, exceptionnel du martyre pardonné, consenti par celui qui a dit «Aimez vos ennemis», elle nous fait sentir que ce qui fait pleuvoir les coups sur les épaules de la victime, peser la Croix sur son dos, couler le sang sur son front, ce n'est pas la méchanceté des Romains ou l'infidélité des Juifs, ce sont les nôtres.
On a incriminé Mel Gibson pour avoir interpolé dans son récit une scène absente des écritures, mais inspirée des récits d'une voyante mystique du XVIII esiècle, la Bienheureuse Anne-Catherine Emmerich. On y voit des charpentiers juifs fabriquer la Croix de Jésus. Qui voudrait-on qui la fabrique ? Le fond des choses est que tout le monde, ou presque, dans cette histoire, est juif: les grands prêtres et la foule qui hurle à la mort, mais aussi les apôtres, les saintes femmes et le bon larron, la Sainte Vierge et le disciple resté seul, avec elle, au pied du crucifix. Les païens n'apparaissent qu'en contrepoint dans l'Evangile: deux centurions, Pilate, une Cananéenne, les soldats qui flagellent le Christ ou tirent au sort sa tunique.
Telle est, aux yeux des catholiques, la destinée singulière du peuple élu qu'il a été choisi pour offrir, comme en un microcosme de la Création tout entière, ceux qui livreraient le Christ à la mort et ceux qui formeraient la primitive Eglise; qu'il lui a même été donné de compter parmi les siens l'Homme-Dieu venu racheter l'humanité par son supplice. Réduire ce mystère à notre mesure pour en nourrir nos polémiques a quelque chose de dérisoire. L'antisémitisme est un sujet trop sérieux pour qu'il soit tolérable qu'on en instrumentalise la menace à des fins étrangères à la sûreté des Juifs. Qui peut croire qu'elle soit menacée aujourd'hui par un renouveau identitaire du christianisme? Qui imagine vraiment qu'un tel film pourrait pousser des chrétiens exaltés à persécuter des juifs au motif que leurs grands prêtres ont fait mettre à mort, il y a deux mille ans, le Christ? La législation française réprimait, sous la Restauration, le blasphème. La suppression de ce délit fut considérée par les Libéraux comme une grande victoire. Un siècle et demi plus tard, la censure nous est présentée comme une idée neuve.
Le paradoxe est que le blasphème de Mel Gibson tient au seul fait d'avoir proclamé, sans égard pour les mots d'ordre du «religieusement correct», la plénitude de sa foi catholique.
Fin de citation.
[10 mars 2004]
Source: Le Figaro