Suisse: les demandeurs d’asile - La situation en Suisse

<Les demandeurs d’asile - La situation en Suisse- Interview de Jean-Pierre ZURN, pasteur de l’Eglise Protestante de Genève, Aumônier à l’AGORA, Aumônerie genevoise œcuménique auprès des requérants d’asile

Propos recueillis par François Roux, pasteur


François Roux (FR) : Peux-tu brièvement me décrire le parcours du requérant d’asile, dès avant son arrivée sur le territoire jusqu’à son acceptation comme réfugié… Ou son départ en cas de non-acceptation ?


Jean-Pierre Zurn (JPZ) : L’entrée se fait le plus souvent par la « frontière verte », car des contrôles sont effectués aux aéroports et les compagnies d’aviation tenues pour responsables en cas d’embarquement d’une personne sans visa. L’entrée par un poste de douane est incertaine, le candidat se trouvant à ce moment-là sur le sol d’un de nos pays voisins, donc théoriquement en sûreté. Franchir la frontière suppose donc l’aide de passeurs qui, souvent, profitent des gens, se font payer cher et confisquent les papiers. Une fois sur territoire suisse, ils doivent se présenter à l’un des quatre centres d’enregistrement où leur séjour durera une dizaine de jours au minimum, dans un régime comparable à la semi-détention.

Là ils devraient fournir leurs papiers dans les 48 heures, l’absence de papiers étant une cause majeure de non entrée en matière (nous reparlerons de la situation de non entrée en matière). Ils doivent subir au centre d’enregistrement une fouille systématique de leurs bagages (certains objets peuvent leur être confisqués, qui ne seront parfois restitués qu’à leur départ du territoire suisse) et une fouille personnelle, ainsi qu’un contrôle sanitaire dont est chargée la Croix Rouge. Peu après leur entrée au centre d’enregistrement, l’Office fédéral des migrations travaillera à établir et à enregistrer l’identité du requérant, avec photo et empreintes digitales (l’enregistrement des empreintes sur fichier informatique permet de savoir si le candidat a déjà déposé une demande d’asile précédemment, en Suisse et, bientôt, dans un autre pays européen).


Puis commencent les auditions, avec traduction, concernant la déposition de la demande d’asile, la première portant sur l’identité de la personne (explication de l’absence de papiers), son voyage (prouver que l’on n’a pas séjourné plus de vingt jours dans un autre pays sûr, et que c’était bien en Suisse que l’on voulait se rendre), les raisons de la demande d’asile. L’auditeur met par écrit les déclarations et les envoie à l’Office fédéral des migrations, à Berne.


Actuellement, un directeur de centre d’enregistrement peut prononcer une non entrée en matière. L’usage de tenir la seconde audition prévue dans la procédure au centre d’enregistrement même tend à s’établir.


Au cas où la décision de poursuivre la procédure d’asile est prise, le requérant est attribué à un canton qui sera chargé de son assistance. D’autres vérifications ont lieu, si nécessaire, dans un délai assez court : sa connaissance de la langue ou du dialecte parlé dans la région dont il prétend provenir, de même que d’autres aspects de la culture locale, ou un test osseux permettant de déterminer plus ou moins exactement son âge (la situation d’une personne mineure n’étant pas la même que celle d’une personne majeure). Si la seconde audition n’a pas encore eu lieu, le requérant sera entendu durant cette période-là. Les deux auditions seront comparées et la déposition du requérant sera évaluée selon le degré de vraisemblance qu’on lui reconnaîtra.


Les critères selon lesquels la Convention de Genève stipule qu’un requérant peut recevoir le statut de réfugié sont assez limitatifs : peut y prétendre quelqu’un qui, dans son Etat d’origine ou dans le pays de sa dernière résidence, subit des persécutions à titre personnel, ou craint à juste titre d’en subir, en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social déterminé ou de ses opinions politiques. Beaucoup n’ont pas de quoi étayer leur demande (manque de preuves). Il y a possibilité de recours en cas de refus.


A Genève, le requérant, à son arrivée du centre d’enregistrement, sera logé en dortoir (accueil) avant de trouver place dans un foyer. Il sera assisté durant trois mois au moins en raison de l’interdiction qui lui est faite de travailler. L’allocation qu’il reçoit se monte à 451.- francs suisses auxquels il faut ajouter un logement, une assurance-maladie et un abonnement aux transports publics régionaux. Une retenue de 26.- fr. est prélevée sur ce montant comme garantie logement. Travailler devient possible après trois mois, mais les travaux qui leur sont autorisés (nettoyage d’avions, de bureaux, plonge dans les hôtels, travail de femme de chambre…) représentent le plus souvent des temps partiels et rapportent de très bas salaires. L’obligation de rembourser progressivement l’assistance reçue, l’assurance maladie-accidents qui est alors à leur charge, l’impôt prélevé à la source (10 % du salaire), le loyer, rendent le travail très peu attractif.


En général, l’assistance et la dépendance dans laquelle se trouve le requérant par rapport à la machine administrative sont psychiquement difficiles à endurer. Le manque de disponibilité des assistants sociaux (budgets limités) a souvent pour résultat que leur travail consiste plus à traiter des dossiers qu’à s’occuper de personnes. Autre difficulté : des requérants se laissent entraîner à des trafics, certains demandent même l’asile dans ce but, et les foyers sont des logements où le domaine personnel de chacun est peu séparé de celui des autres. Une descente de police et une fouille dans un foyer concernent alors automatiquement toute une chambrée, ce qui est dommageable pour ceux qui vivent en toute légalité. « Je sors le moins possible, m’ont dit plusieurs requérants ; j’ai l’impression que les mots ‘requérant d’asile’sont tatoués sur mon front et, comme je suis africain, soit les toxicomanes, soit la police se jettent sur moi en m’assimilant sans autre à un dealer ». Ajoutons à cela les attitudes humiliantes de certains agents qui ne redonnent pas de la main à la main les papiers qu’ils ont contrôlés, mais les jettent à terre ou, même, à la figure de la personne…


<FR : Tu as maintenant décrit la situation des requérants pour lesquels les autorités sont entrées en matière sur leur demande d’asile et qui attendent des réponses à des recours qu’ils ont déposés. Mais tu as aussi parlé de cas de non entrée en matière.


JPZ : Le sort réservé aux personnes victimes de non entrée en matière est une détérioration du droit d’asile motivée par une volonté d’allégement budgétaire de la Confédération. Dès que le candidat se voit signifier la non entrée en matière sur sa demande, il dispose d’un délai de cinq jours pour recourir contre cette décision. La Commission chargée d’examiner les recours dispose elle aussi de cinq jours, ce qui suppose une manière très expéditive de traiter le dossier. Sitôt que le refus de la Commission est communiqué au candidat, celui-ci est déclaré en séjour illégal (il est devenu un « NEM », initiales de Non Entrée en Matière), il reçoit une carte journalière des CFF afin de quitter le territoire suisse ; un canton, Genève par exemple, est chargé d’exécuter la décision de renvoi prise par les autorités fédérales. Comme la personne en séjour illégal n’a pas droit à l’assistance, elle se trouve mise à la rue, réduite à la clandestinité si elle ne se résout pas à rentrer dans son pays (pour autant que celui-ci l’accepte si elle est sans papiers). D’où un dilemme pour le canton : d’un côté la loyauté envers l’Office fédéral des migrations, de l’autre l’obligation de respecter, selon la Constitution fédérale, la dignité due à tout être humain, qui suppose que l’on n’exerce pas sur lui de pression. Ici apparaissent des disparités entre cantons. Soleure, par exemple, alloue à ces personnes la somme de 21.- fr. par jour pour la nourriture, le logement, les vêtements et l’hygiène, ce qui est tout à fait insuffisant. Il n’y a pas de logement disponible pour un tel prix… Des abris pour requérants d’asile ont été fermés depuis l’introduction de la pratique de la non entrée en matière, et des NEM vivent dans la rue, ou chez des compatriotes ou encore chez des citoyens qui risquent des poursuites pénales pour assistance à personne en séjour illégal. A Genève, ces personnes, si elles se présentent une fois par semaine à l’office de la population, ont droit à un logement, à une aide minimum en nature et à des soins en cas de nécessité. Le logement consistait en un ancien baraquement militaire, mais lorsqu’à l’hiver, les canalisations ont gelé, nous avons obtenu l’usage d’un dortoir mieux chauffé dans un foyer. Du coup, le nombre des NEM déclarés a passé de vingt à quarante. Il m’a été reproché d’avoir fait apparaître vingt personnes supplémentaires, qui seraient d’autant plus désagréables avec les représentants de l’autorité qu’elles seraient logées dans des conditions plus confortables !


<FR : Tu as parlé de quarante NEM. En fait, combien seraient-ils dans le canton ?


JPZ : Entre vingt et quarante, ce sont les personnes qui se présentent à l’Office de la population, mais on ne peut pas recenser des clandestins. On les estime à environ 400 pour Genève. De l’aveu même du porte-parole de la Confédération, on ne sait pas ce que ces gens deviennent, s’ils partent ou s’ils restent en Suisse. Entre avril et décembre 2004, il y a eu en Suisse des centaines, voire des milliers de personnes ainsi mises à la rue, mais…

Il est arrivé que certaines soient hébergées par des compatriotes eux-mêmes requérants dans des foyers, ce qui pose des problèmes aux travailleurs sociaux qui ne se reconnaissent pas la vocation à un travail de type policier et se refusent à dénoncer ou à mettre à la porte des personnes vivant dans la clandestinité.


<FR : La clandestinité est donc, à ce que l’on suppose, le lot de celles et ceux dont la demande est frappée de non entrée en matière. Qu’en est-il de ceux à qui l’asile est refusé après avoir épuisé les recours prévus selon la procédure normale ?


JPZ : Un projet de loi actuellement en discussion aux Chambres fédérales prévoit d’étendre la pratique en vigueur dans les cas de non entrée en matière à l’ensemble des requérants déboutés. J’espère que cela ne passera pas, mais on peut le craindre. Pour le moment, les autorités accordent au requérant dont la demande est refusée un délai de départ. Il reste à l’assistance et son retour au pays d’origine devra être organisé. Difficile… Il faut notamment obtenir des autorités du pays dont le requérant prétend provenir un laisser-passer que la Confédération n’obtient pas toujours, surtout dans le cas de personnes sans papiers. Ce sont ces situations d’impossibilité de renvoi qui ont motivé les autorités à envisager d’autres mesures, afin que les candidats déboutés partent d’eux-mêmes. D’où l’adoption de la procédure de non entrée en matière.


Un permis F (admission provisoire) est accordé aux personnes qui, tout en ne recevant pas le statut de réfugié, doivent être protégées. C’est le cas de certains malades, ou de personnes qui proviennent de pays où sévissent des violences ou des guerres. Lorsque la situation s’améliore, cette protection tombe et les gens doivent rentrer, à mois qu’ils soient en Suisse de puis plusieurs années et bien intégrés. Alors ils reçoivent un permis de séjour (permis B).


<FR : L’AGORA est un organisme d’Eglises ; peux-tu me parler de l’attitude des Eglises dans le débat concernant l’asile ?


JPZ : Les Eglises ont émis des textes assez forts dans ce domaine, mais ils sont peu connus et peu défendus par elles. Une déclaration qualifie par exemple la non entrée en matière de mesure inutile et inhumaine. Mais les Eglises donnent l’impression d’avoir pris ces positions à la hâte, et en partie sous la pression de leurs œuvres d’entraide comme l’EPER (Entraide Protestante) et Caritas (organisme catholique d’entraide). Mais, dans un canton où cet organisme est chargé de distribuer l’aide publique aux requérants, il adopte une attitude identique à celle des autorités, ceci en raison de la pression financière : ce qu’il dépenserait pour les personnes ne serait pas remboursé !


Récemment un porte-parole de la FEPS (Fédération des Eglises Protestantes de Suisse) a rappelé fortement l’opposition des Eglises à la non entrée en matière. Et les trois Eglises (catholique-romaine, réformée et vieille-catholique), ainsi que les communautés israélites, ont pris une position claire contre le durcissement de la loi discuté aux Chambres fédérales. Néanmoins, lorsqu’on relit les memoranda des années 80 et 90, on constate qu’il y a vingt ans déjà, les milieux d’Eglise proches des requérants se plaignaient que l’on s’habituait à la situation d’injustice et de non-respect des droits humains, qu’on se laissait aller, qu’on n’était pas assez virulents.


En général, en dehors des associations caritatives, il y a encore peu de personnes impliquées dans un ministère auprès des requérants d’asile. L’Eglise Evangélique Réformée du Canton de Vaud a désigné un médiateur Eglise-réfugiés. En tant qu’aumônerie, l’AGORA conçoit sa vocation comme celle d’un porte-parole des Eglises auprès et en faveur des candidats à l’asile et des réfugiés, et nous voulons que cette parole soit adossée à une réflexion théologique. Nous ne nous reconnaissons pas dans le rôle de collaborateurs de la Croix Rouge ou de l’Office des Etrangers.


Trois Eglises de Genève, représentées par l’évêque auxiliaire, le président de l’Eglise Protestante et la présidente de l’Eglise Vieille-Catholique, ont demandé une entrevue avec la Délégation du Conseil d’Etat (exécutif cantonal) aux Réfugiés au sujet de la non entrée en matière. Tout le monde semble ou dit être opposé à cette pratique, ou du moins, il est de bon ton de le laisser entendre, au niveau des cantons. Mais comme la Confédération s’est déchargée sur ceux-ci de la responsabilité financière de l’assistance, les arguments financiers pèsent très lourd.


<FR : Quelle est ta manière de répondre à l’argument maintes fois entendu selon lequel la Suisse ne peut pas accueillir toute la misère du monde ?


JPZ : Toute la misère du monde est loin d’être accueillie en Suisse. Ceux qui viennent frapper à la porte des pays occidentaux de l’hémisphère Nord ne sont qu’une infime partie de l’énorme masse des réfugiés qui sont parqués dans des camps, en Afrique par exemple. La misère du monde reste bien où elle est. 1998 est l’année où la Suisse a connu le plus grand afflux de requérants d’asile : environ 46 000 personnes qui provenaient pour moitié de la Serbie et du Kosovo, on était alors au plus fort de la guerre qui ravageait ces régions. On aurait pu, selon certains responsables de l’Office fédéral des réfugiés eux-mêmes, en accueillir plus du double. L’année suivante, on a fait partir 48 000 personnes et actuellement, les chiffres ont diminué. Janvier 2005 connaît le chiffre le plus bas depuis 20 ans. On s’est donné beaucoup de mal pour rendre notre pays peu attractif, mais on peine tout de même à lui ôter tout attrait face à la misère dans laquelle vit la plus grande part de l’humanité. Il ne s’agit pas seulement de la misère physique, mais aussi de la misère démocratique, du climat de violence politique qui règne dans de nombreux pays. Le plus grand nombre des requérants d’asile en Suisse viennent des pays d’ex Yougoslavie et de Turquie (avant tout le Kurdistan). Ce sont des ressortissants de pays qui fournissaient jusqu’en 1992 de gros contingents de travailleurs immigrés. Depuis les restrictions en matière de politique migratoire, ils ne peuvent plus venir. On s’étonne de ces chiffres parce qu’on n’a pas tellement conscience de la situation de ces pays, qui donne l’impression d’être maintenant plus ou moins normalisée. La Turquie est maintenant en passe d’entrer dans l’Union Européenne, mais l’attitude de ses autorités reste extrêmement dure à l’égard des opposants, en particulier les Kurdes. Le nombre de requérants de ces pays presque voisins dépasse de loin celui des Africains.


Pour moi, il est évident que ce n’est pas par plaisir que des individus quittent leur pays, leur climat, leur culture, leur entourage. Il y a à cela des raisons politiques, même si elles ne sont pas reconnues comme telles au sens strict. Je pense à la forme de dictature qu’imposent la banque mondiale et des autorités qui jouent le jeu d’un système qui s’établit au mépris des petits producteurs et qui alimente le contingent des déracinés de tous genres. Alors que le nombre de personnes ayant une procédure d’asile en cours ou au bénéfice d’une admission provisoire en Suisse est actuellement en dessous des 80 000 (il avait atteint le chiffre de 125 000), on estime entre 10 000 et 20 000 le nombre des clandestins dans le canton de Genève, mais évidemment ces estimations sont d’une fiabilité réduite.

Source: ENroute / EEMNI