Par Fredrick Nzwili (*)
Une lance enterrée à la frontière commune entre deux communautés de pasteurs nomades, dans la région du nord du Rift, au Kenya, a marqué, il y a une vingtaine d'année, la fin de sanglants affrontements. Aujourd'hui, ces deux communautés rivales ont besoin de l'aide des Eglises pour sortir de la culture de l'usage des armes à feu en plein essor.
Il y a une vingtaine d'années, les aînés Pokot et Samburu, deux communautés de pasteurs nomades de la région du nord du Rift, au Kenya, ont enterré une lance sur leur frontière commune, en présence de politiciens et de chefs d'autres communautés. Cette cérémonie symbolisait le fait que toutes les armes de la violence avaient été enterrées. Grâce à cela, les Pokot et les Samburu vécurent en paix pendant des années. Cependant, la prolifération actuelle des petites armes dans cette région pose de nouveaux défis aux activités pastorales et humanitaires.
La vaste région semi-aride reculée de la Grande Vallée du Rift, au nord-ouest du Kenya, compte environ 1,8 million d'habitants - les Pokot, les Samburu et les Turkana, des pasteurs nomades, et les Marakwet, des pasteurs agriculteurs - dont les affrontements réguliers au sujet du bétail, des pâturages et de l'eau ont une origine historique. À l'instar d'autres zones semi-arides du Kenya, cette région est en proie à la pauvreté et à l'analphabétisme, avec une espérance de vie de 57 ans chez les Turkana et de 66 ans chez les Marakwet. Les Eglises et les organisations non gouvernementales sont les seules à fournir des services tels que l'éducation, la santé et l'approvisionnement en eau.
"Pour ces communautés, le vol de bétail est un mode de vie mais, depuis 1992, cette activité est devenue commerciale. Depuis lors, elles se procurent des armes à feu pour piller et se protéger" explique Peter Gunja, coordonnateur du programme national pour la paix au Conseil chrétien national du Kenya (NCCK). "Certains membres de ces communautés ont compris qu'avec des armes à feu, ils pouvaient voler plus de bêtes et se faire plus d'argent, ce qui nuit à la sécurité dans la région."
> Une conversion qui ne se fera pas du jour au lendemain
Les NCCK, l'Eglise catholique et plusieurs ONG font front commun contre le vol de bétail, la pauvreté, le sous-développement et la prolifération des armes à feu dans une région où les jeunes hommes, illettrés pour la plupart, exhibent des fusils d'assaut comme les AK-47 et les G3.
Ils achètent ces fusils pour 7000 à 20 000 shillings kenyans (95-270 dollars, 76-216 euros) dans des villages limitrophes - au Soudan, en Ouganda ou en Éthiopie - où la guerre civile touche à sa fin ou fait encore rage. Avec ces armes, la pratique traditionnelle du vol de bétail, admirée et considérée comme une preuve de courage, a viré au tragique.
Les habitants ont encore en mémoire l'effroyable violence des années 1990. "En réponse à cette situation, la première chose que nous avons faite a été de créer des comités de paix dans les villages provisoires que ces communautés de pasteurs nomades établissent quand elles trouvent de bons pâturages pour leur animaux" explique Gunja.
Composés de leaders d'opinion, de politiciens, de chefs religieux, de femmes et de jeunes, les comités de paix servent de pont entre les communautés, les groupes confessionnels et les ONG. Ils mobilisent, surveillent et rendent compte de la situation locale à l'Eglise et aux fonctionnaires des ONG.
"Les chefs locaux, par le biais des comités, ont puni ceux qui continuaient à commettre des actes de violence. Les communautés ont résolu les conflits ou transféré les cas difficiles aux autorités. Aujourd'hui, elles sont en mesure de les régler au niveau local" explique Carren Kiptoo, responsable du programme de paix du NCCK. "Autrefois, si un individu commettait un crime, le blâme retombait sur toute la communauté, ce qui engendrait de la violence."
Les comités de village ont démarré autour de 1997, dans le cadre du programme de paix du NCCK, et ont évolué en groupes de paix, d'abord au niveau local, ensuite au niveau du district, pour devenir, depuis 2002, un comité régional de paix. Ces comités se chargeaient aussi bien d'organiser des activités intercommunautaires, telles que prières et réunions de médiation de la paix, que de suggérer des projets de développement à l'échelle communautaire.
Le Père Francis Moriasi, vicaire général du diocèse catholique d'Eldoret, une ville importante de la région, mentionne quelques événements positifs au sein des comités, tout en avertissant que le conflit subsiste toujours. "Ce n'est pas une conversion qui se fera du jour au lendemain, mais il existe des signes annonciateurs" dit-il.
> Armes et chansons
Une partie du projet de paix du NCCK consiste à appeler les communautés à déposer les armes et encourage les évêques locaux à se charger de réceptionner les armes à feu. "Les communautés font tellement confiance aux Eglises qu'elles se sentent plus libres de nous remettre leurs armes qu'au gouvernement. Nous avons déjà reçu plus de 50 armes automatiques et fusils artisanaux" déclare Gunja. Toutefois, cette initiative n'enthousiasme guère le gouvernement, qui craint la méconnaissance des chefs religieux concernant les armes à feu.
Selon Selina Korir, membre de "Rural Women Peace Link", un réseau d'organisations actives à la base, les femmes sont au centre du travail en faveur de la paix dans la région, par leur rôle de médiation et de prise de conscience. "Elles sont en mesure de parler aux guerriers et de les faire renoncer à un raid imminent. Elles parlent aussi aux autorités et leur font voir les dommages que causent les conflits", dit-elle.
Les femmes ont rendu des visites de solidarité dans les zones les plus touchées, aidant les femmes locales et exprimant leurs soucis aux anciens, ainsi qu'aux chefs politiques et religieux. Elles contribuent aussi à "renverser les valeurs" en transformant des chants traditionnels valorisant l'agression et l'héroïsme violent en chants de paix. "Si quiconque peut changer le nord du Rift, ce sont les femmes!", ajoute-t-elle.
> Faire pénétrer l'évangile jusqu'au fin fond de la brousse
Les Eglises locales, par le truchement du NCCK, ont commencé récemment à soutenir des initiatives traditionnelles de paix comme le Mis ou Mumma : une cérémonie traditionnelle de serment de paix entre les Pokot et leurs voisins. Les aînés maudissent toute personne qui se sert d'une arme à feu pour tuer son voisin. Le Mis consiste à abattre un animal (un taureau) dont le sang lave le crime et à le manger ensemble.
"Si c'est leur manière de résoudre les conflits, nous la soutenons" dit Gunja, dont le programme a financé l'achat de taureaux pour ces cérémonies. Cependant, en raison de la pauvreté extrême, les représentants des Eglises encouragent les communautés à envisager plutôt de vendre ces taureaux et d'affecter l'argent à des projets de développement.
Seul un nombre restreint de ces communautés a été touché par l'évangile chrétien, et elles continuent à adorer les dieux traditionnels. Mais le NCCK encourage les Eglises à faire pénétrer l'évangile jusqu'au fin fond de la brousse, où vivent ces communautés.
Durant les cérémonies de paix, les Eglises ont nommé des pasteurs au sein des communautés pour prêcher. "Nous leur disons qu'il y a un autre sang, plus important que celui de ce taureau. C'est le sang de Jésus" explique Gunja.
(*) Fredrick Nzwili est un journaliste indépendant du Kenya. Il est actuellement le correspondant d' Ecumenical News International (ENI) basé dans la capitale, Nairobi.
21/09/2005
Source: Conseil oecuménique des Eglises (COE)