20.09.98 Christina Cekov sur la peur identitaire en Macédoine 

Le texte suivant a été publié dans le journal de la HEKS N° 261 de septembre/octobre 1998. Nous les remercions de nous avoir autorisé sa publication. 

«Récemment, ma fille Sanja est revenue porteuse d'une importante information que Rosa, sa voisine sur le banc de l'école, lui a communiquée sur le chemin de retour de l'école à sa maison. 'Rosa te salue', expliquait- elle, 'et elle voudrait te dire qu'elle est un enfant gentil, qui ne ment ni ne vole jamais et qui prie tous les jours.’ 

Étonnée par ce message étrange pour un enfant scolarisée depuis cinq ans, dont je n'avais entendu parler qu'occasionnellement par le biais de Sanja, je me suis mise en quête d'explications. L'enfant s'imaginait-il tenu de se présenter ainsi à moi, qui suis femme de pasteur? Tout à coup, j'ai pris conscience que Rosa était une tzigane rom. Avec ses onze années, elle avait eu manifestement le temps d'apprendre à faire face aux préjugés, que beaucoup conçoivent contre son peuple. Rosa est la seule fille Rom dans la classe de Sanja, bien que notre ville de Strumica (40'000 habitants) compte une forte proportion de Roms et bien que l'école soit obligatoire jusqu'en 4e. 

Beaucoup d'enfants Rom ne vont pas à l'école, soit parce qu'ils n'ont pas d'argent pour acheter le matériel scolaire ou les vêtements adéquats, soit parce que personne ne s'intéresse à leur participation à la vie scolaire, soit encore parce que leurs parents les envoient mendier dans les rues. Le fait est que les Roms souffrent de mesures discriminatoires à Strumica et dans toute la Macédoine et vivent dans des ghettos. Souvent, ils sont sans emploi ou acceptent le travail dont personne ne veut.
Mon amie américaine Carol - elle travaille pour le compte du 'PeaceCorps' comme volontaire à la réalisation de nos projets- s'étonne qu'on lui demande sa nationalité sans arrêts. Cela ne suffit pour elle d'expliquer qu'elle est américaine.. Les gens veulent savoir ce qu'était sa famille, avant qu'elle ne devienne américaine. Les gens ne comprennent pas quand elle explique que du côté paternel -et cela compte aux yeux des Macédoniens- elle ne connaissait absolument pas son origine ethnique. Carol a fait l'expérience que les émotions sont fortes, quand les conversations tournent autour de l'appartenance ethnique. Même si une famille a déjà déménagé depuis dix générations de Croatie en Macédoine, leur descendance reste 'croate'. Il est superflu de faire remarquer que je suis restée toujours et encore 'l'Allemande' après 18 années de présente en Macédoine.
En Macédoine, les gens s'identifient en fonction de leur origine. Histoire et identité sont inséparables pour eux. Et comme l'avenir est incertain et déclenche beaucoup
de peurs autant sur le plan politique qu'économique, le seul élément positif qui leur reste est le passé.
Les perspectives sont les mêmes de l'autre côté de la frontière. Là-bas, les Serbes redoutent la perte du Kosovo du fait de la population albanaise. Cette peur a rejailli
depuis longtemps sur la Macédoine et a rouvert de vieilles plaies, car au fil de l'histoire de vastes portions de territoire ont été cédés à la Grèce, à la Bulgarie et à l'Albanie. Que va-t-il arriver, si la population albanaise va s'accroître en Macédoine?
Que va-t-il rester de la Macédoine? Les Macédoniens se désignent plus ou moins du nom de 'nasite' (ont dit 'naschite'), une fois traduit, ça se dit 'les Nôtres'. Par là, on ne pense pas à tous les gens du pays, mais seulement à la population slavo-
macédonienne.
Est-ce qu'un jour par 'nasite' on va désigner l'ensemble des habitants du pays? Un tel changement prend du temps et ce qui va en ressortir est incertain. Méfiance et préjugés déterminent largement la situation présente. Le sentiment d'appartenance procure un brin de sécurité.
En classe, aucun autre enfant que le mien (enfant adoptif) n'accepte de partager le pupitre avec Rosa. Je souhaiterais pouvoir dire que Sanja l'a appris à l'Eglise. Mais il est plus vraisemblable que les sept premières années de sa vie, qu'elle a passées dans des Foyers, ont laissé des traces sur Sanja. Elle sait ce que cela signifie, n'appartenir à personne.» 

Christina Cekov est originaire d'Allemagne; elle est la femme du pasteur de l'Eglise Évangélique Méthodiste Mihail Cekov depuis bientôt vingt ans dans l'Etat balkan en majorité orthodoxe de la Macédoine. 

Source : Journal HEKS N° 261